Plus nous avançons dans ce siècle et plus la connaissance de celui qui le précède nous paraît fondamentale pour expliquer nos comportements. Notre vision de l'enfance est à cet égard significative. L'histoire de l'enfant et de la famille, si brillamment illustrée par des travaux qu'il n'est plus utile de citer puisqu'ils ont aujourd'hui valeur de manuels de référence, était centrée sur l'Ancien Régime. Or, depuis très peu d'années, une autre peinture de l'enfance se constitue par petites touches. Elle prend pour thème principal l'enfant-ouvrier du XIXe siècle comme pour corriger l'impression de bien-être privilégié qui a accompagné la naissance de la "vision moderne de l'enfance". Le passage au XIXe siècle est aussi un passage des classes "aisées" de la société à la classe "indigente".
Dans cette évolution de l'historiographie, les grandes régions industrielles sont privilégiées. La vie des enfants-ouvriers dans les "bagnes industriels" du Nord et de l'Est est plus spectaculaire pour l'historien, si l'on peut se permettre cette expression, que l'exploitation silencieuse de quelques centaines d'enfants dans les fabriques des départements "agricoles". Ce d'autant plus que les archives sont souvent peu bavardes partout où la concentration ne donne pas un aspect massif à l'exploitation des enfants. Il est donc plus facile d'illustrer les tentatives de moralisation des "classes dangereuses", les projets de "protection" de l'enfance au travail, en s'appuyant sur les exemples abondamment commentés des départements industriels. C'est un travail indispensable pour comprendre le XIXe siècle. Est indispensable aussi, à notre avis, l'interrogation des maigres archives (quand elles existent) conservées dans les pays sans grandes industries. Là , il faut se contenter de fragments de discours et de statistiques toujours partielles, souvent truquées.
Dans l'Aude, par exemple, on ne trouvera pas de longue description de l'état sanitaire des fabriques, pas d' "utopie industrielle" de quelque grand patron philanthrope mais des brouillons de correspondances, quelques chiffres jetés sur le papier et de brèves réponses aux questionnaires officiels. Pourtant, dans les pages qui suivent, nous allons essayer, en donnant à lire le plus souvent possible ces fragments de textes eux-mêmes, de montrer que l'on peut y apercevoir la traduction du comportement d'un groupe social; un comportement qui explique jusqu'à l'inexistence d'archives.
Les notables (maires, sous-préfets, membres des chambres de commerces, chambres des Arts et Métiers, Conseils de prud'hommes, etc.) sont les seuls interlocuteurs du pouvoir central (ministère relayé par la préfecture) quand il s'agit de débattre du travail des enfants. Les seules traces de ce débat sont celles qu'ils ont bien voulu laisser. Ce sont principalement les réponses à des enquêtes lancées pour préparer la rédaction (1837), contrôler l'application (1860) et transformer (1867), la loi de 1841. C'est donc de l'attitude des notables que nous allons parler. Si leurs réponses ne comportent jamais une description de l'état de l'instruction des enfants-ouvriers, elles permettent d'expliquer, à travers leur évolution, un fait décisif: la demande, de l part des notables locaux, d'une prise en charge par l'État et ses institutions de mise en place des solutions reconnues indispensables aux problèmes ouvriers. La solution adaptée à la question du travail des enfants, ce sera l'école obligatoire.
*
Le travail prolongé des jeunes enfants est un fait si "naturel" au début du XIXe siècle que les observateurs ne songent à rendre compte que du travail dans les fabriques urbaines, là où les ouvriers se déplacent en masse, tous sexes et tous âges confondus. Rien d'étonnant donc à ce que les assemblées de notables locaux répondent aux enquêtes ministérielles en s'appuyant uniquement sur la situation des fabrique de quelque importance. Nulle prétention à l'exhaustivité dans les investigations et une conception de la représentativité qui paraîtrait aujourd'hui contestable. C'est ce qui fait masse qui vaut la peine d'être décrit:
"Ces établissements (filatures) dont les principaux sont dans notre ville, ont pour moteurs des roues hydrauliques: c'est du régime de ceux-ci, qui sont les plus considérables, que nous allons vous entretenir" [1] annonce la Chambre de commerce de Carcassonne en 1837. Ne nous étonnons pas si tout ce qui va suivre est, le plus souvent, appuyé sur des exemples partiels.
L'enquĂŞte de 1837
Dans le domaine de la législation industrielle, l'Angleterre a tout au long du XIXe siècle servi de point de comparaison aux pouvoirs publics et aux réformateurs de l'Europe entière. Aussi, quand elle adopta en 1833 de nouvelles mesures relatives aux enfants-ouvriers, le ministre français des travaux publics et du commerce s'empressa-t-il de lancer une vaste enquête auprès des chambres de commerce, conseils de prud'hommes et autres associations afin de tester une application possible d'une loi similaire à la loi anglaise. La comparaison des diverses réponses audoises est chargée d'enseignement.
À Carcassonne, la chambre de commerce affirme que "les enfants ne sont reçus qu'après avoir atteint l'âge de 10 ans… parce qu'à cet âge ils ont acquis la taille nécessaire à leur travail" [2]. Le conseil des prud'hommes, de son côté, constate "qu'il n'ya a pas d'âge déterminé pour l'admission des enfants dans les ateliers, mais le travail auquel sont soumis ceux d'entre qui n'ont pas atteint l'âge de 9 ans n'est guère préjudiciable à leur santé…" [3]. Chambre et conseil s'accordent sur la durée du travail (12 à 13 heures par jour sans compter les repas) mais pas sur le travail de nuit. La chambre affirme que "pendant les quatre mois d'hiver seulement les journées commencent avec le jour et finissent à huit heures le soir", mais le conseil note qu' "ils sont un peu trop souvent assujettis à un travail de nuit de huit heures à dix heures du soir et quelquefois jusqu'à minuit". Pas d'accord sur les mauvais traitements non plus. Chambre de commerce : "Les enfants ne sont l'objet d'aucun mauvais traitement" ; conseil des prud'hommes : "Ils sont quelquefois l'objet de mauvais traitements de la part de ceux qui les commandent". Les deux assemblées sont d'accord par contre sur deux points : l'instruction des enfants-ouvriers est nulle et il ne faut pas appliquer la loi anglaise en France (École obligatoire avec certificat d'assiduité et certificat de santé du chirurgien). Les prud'hommes ont une explication à cela, qui tient à la spécificité des enfants méridionaux : "Nous pensons que dans nos pays méridionaux où les enfants sont plus précoces qu'en Angleterre et même dans les départements du Nord, on peut les employer généralement et sans de graves inconvénients avant l'âge de 9 ans"…
À Limoux, même discordance entre la chambre consultative des Arts et Métiers [4] et le sous-préfet [5] (Chambre : "les enfants ne veillent jamais" ; sous-préfet : "en moyenne un mois dans l'année") et même concordance sur la nullité de l'instruction et dans le refus de la loi anglaise (Chambre : "les enfants sont plus précoces dans le midi, etc." ; sous-préfet : "cette précaution (le certificat de santé) deviendrait probablement illusoire et pourrait avoir des inconvénients nombreux").
À Chalabre, seule la chambre consultative répond [6]. Ses affirmations : "10 ans et au-dessus", "14 heures par jour" moins les repas, "aucune instruction", "traités avec douceur" ne peuvent être confrontées à d'autres points de vue.
Nous ne chercherons pas à dresser un tableau (Voir en annexe) de la vie des enfants-ouvriers dans l'Aude en 1837. Déterminons plutôt quelle est la "situation morale" des notabilités locales qui vont devoir accepter la loi de 1841. On notera d'abord le peu d'attention aux initiatives du ministre et la volonté de ne pas perturber l'ordre des choses. Tout va bien : les enfants "occupent tous de vastes appartements bien aérés et bien chauffés en hyver" [7] et grâce au soleil du Midi les enfants sont de vrais hommes dès l'âge de 9 ans… Cette volonté conservatrice, on l'a vu, enlève beaucoup de leur valeur aux témoignages recueillis (et il n'est pas sûr que les critiques, elles non plus, reflètent toute la réalité).
La question de l'instruction, qui nous occupe ici, n'est réellement prise en compte qu'au chef-lieu. Limoux et Chalabre la laissant de côté. La chambre consultative de Limoux ne mentionne même pas la septième question de la deuxième série ("Y a-t-il convenance et possibilité d'astreindre les jeunes ouvriers à fréquenter les écoles?") Celle de Chalabre ne répond à aucune des questions de la deuxième série (mesures à prendre) tout en disant l'instruction "sans doute nécessaire". La scolarisation est absente de leurs préoccupations. À Carcassonne seulement la question est traitée [8]. La fréquentation de l'école y est liée à la moralité mise en péril par la promiscuité : "Les enfants ne suivent aucune école, leur moralité est relative à leur âge, mais l'on ne peut dissimuler que cette co-habitation fait naître quelquefois des liaisons contraires à la morale". Certes il faut rejeter les dispositions de la loi anglaise sur le sujet : "Celle qui assujettit le chef d'établissement à envoyer un enfant à l'école et à exiger de son maître un certificat de son assiduité ne nous paraît pas pouvoir être transplantée chez nous". Mais la nécessité d'une école est une idée acquise : "Il conviendrait mieux, ce nous semble, de défendre le travail aux enfants avant l'âge de 12 ans, afin que les quatre années de 8 à 12 ans puissent être consacrées entièrement à lire et à écrire". Toutefois, la résistance des parents est invoquée pour en affaiblir l'urgence : "Nous prévoyons de graves difficultés de la part des parents".
Comme la chambre de commerce, les prud'hommes sont convaincus qu' "il est indispensable d'assigner aux enfants un nombre d'heures par jour pour leur instruction". Toutefois, pour éviter "un préjudice réel aux chefs d'ateliers, il serait moins grand si l'on pouvait établir les écoles dans le lieu même du travail". Cette solution du renfermement sur la fabrique conduit logiquement à préconiser pour cette école-maison des "éducateurs-maison" : "En vous signalant l'avantage qui résulterait pour l'instruction des enfants de la création d'une école dans l'établissement même, nous pouvons indiquer comme moyen d'économie que l'école fût dirigée par un ou plusieurs des nombreux surveillants que sont obligés d'employer les chefs d'ateliers" [9]. L'idée de la nécessité d'une préparation spécifique aux fonctions de maître d'école est encore étrangère aux membres du conseil : l'école est affaire de surveillance, et qui sait discipliner sait instruire.
Nous ne devons donc pas nous étonner si l'école est ici toujours liée à la moralité et non à un quelconque savoir (même si est employée l'image de "lire et écrire" qui reste l'image d'une discipline). C'est ce que le représentant du gouvernement à Limoux, rejoignant en cela les notables "éclairés" du chef-lieu formule avec clarté en réponse à la septième question : "Pour leur instruction morale et religieuse,
plus encore que pour tout autre motif, il serait très essentiel de les y astreindre (à fréquenter les écoles)" [10]. Et, de fait, si le sous-préfet rejoignait les conclusions des notables de Limoux sur l'inutilité d'un certificat de santé, c'est avec une différence de ton. Contrairement aux représentants des industriels du lieu, le représentant du gouvernement n'invoque pas la "précocité" des enfants du Midi : il prend la mesure des obstacles et des inconvénients. Si le résultat est le même, quant à la nécessité d'une moi, une ouverture à une idée de réforme est sensible.
Au niveau national, la campagne d'enquĂŞte de 1837 va aboutir Ă la mise au point et Ă l'adoption par la Chambre de la loi bien connue du 22 mars 1841.
La non-application de la loi de 1841
Née de la volonté de l'État et de certains industriels "éclairés" [11], elle stipule entre autre : "
Article 5. Nul enfant âgé de moins de 12 ans ne pourra être admis qu'autant que ses parents ou tuteurs justifieront qu'il fréquente actuellement une des écoles publiques existant dans la localité. Tout enfant admis devra, jusqu'à l'âge de 12 ans, suivre une école. Les enfants de plus de 12 ans seront dispensés de suivre une école lorsqu'un certificat donné par le maire de leur résidence attestera qu'ils ont reçu l'instruction primaire élémentaire".
Pour la faire respecter sont créées des commissions d'inspection. Un arrêté du 25 octobre 1841 crée les trois commissions de Carcassonne (2 membres du conseil général, le vice-président du tribunal civil, 1 membre de la chambre de commerce, 1 propriétaire de Montolieu), Castelnaudary (maire, commandant en retraite, ancien négociant, vicaire, ancien magistrat) et Limoux (2 anciens négociants, un médecin, un avocat, un lieutenant-colonel, un notaire et deux propriétaires de Chalabre et de Sainte-Colombe) [12]. L'arrondissement de Narbonne est exclu, ne comportant pas de fabrique "occupant plus de vingt ouvriers réunis en ateliers" comme l'exige l'article 1er de la loi. Les notables désignés prêteront serment un an plus tard au cours d'une assemblée solennelle.
Une circulaire ministérielle avait précisé "l'esprit" de l'inspection : "il s'agit moins en effet au début d'une législation nouvelle qui froissera nécessairement quelques intérêts, d'obtenir une exécution rigoureuse et absolue que de rendre cette exécution bienveillante et facile" [13]. Il s'agit donc d'une œuvre d'incitation. Les notables inspecteurs vont, dès le début, remettre en cause leurs fonctions pour cette raison principale que "le conseil trouve de graves inconvénients à ce que les inspecteurs pris dans les notabilités de l'arrondissement soient appelés par la loi à dresser procès-verbal contre leurs concitoyens, appelés par la loi à dresser procès-verbal contre leurs concitoyens, contre leurs amis". Ils formulent dès 1842 la demande qui va être réitérée sans cesse au cours du siècle : "Il serait utile que des inspecteurs rétribués et obligés de donner tout leur temps à l'exécution de cette loi fussent appelés à concourir à son exécution". Ils mettent pourtant en place un calendrier des visites tout en précisant "que cette visite aura simplement pour objet d'user de toute l'influence morale possible afin de décider les fabricans des filatures à se conformer exactement à toutes les dispositions de la loi" [14]. Et puis, le silence… Jusqu'aux années 1860, seule est signalée une visite à Limoux quatre jours après la déclaration d'incompétence" [15]. En dehors de quelques rapports qui peuvent exister mais qui n'ont laissé aucune trace dans les archives, la loi de 1841 est restée lettre morte dans l'Aude comme dans nombre de départements français. Les notables désignés se sont bien gardés de se compromettre.
Aussi, quand en 1860 le préfet demande des rapports aux maires et aux sous-préfets, la situation n'a guère changé. Le préfet, sans doute pour rassurer le ministre, s'estime en droit d'ouvrir le résumé de ces rapports par un mensonge évident : "Les enfants pour la plupart savent lire et même écrire" [16]. Mensonge car, à de rares exceptions près ("Chez Moulet, maire de Labastide, tous les enfants savent lire et écrire") [17], maires et sous-préfets disent le contraire : "Quant à la fréquentation des écoles par les enfants de 8 à 12 ans on aime mieux ne pas en employer que de se conformer à la loi à ce sujet" et "on est affligé de voir le petit nombre d'ouvrières et d'ouvriers surtout sachant lire et écrire" [18]. Voila pour l'arrondissement de Castelnaudary. Celui de Limoux n'a pas répondu, celui de Narbonne n'applique pas la loi pour la raison signalée ci-dessus. Où le préfet a-t-il donc trouvé un tel degré d'instruction? Dans l'arrondissement de Carcassonne? La réponse du maire de Lastours pourrait justifier son opinion : "un petit nombre d'enfants ont été admis quoique n'ayant pas complètement rempli les conditions de la loi sur l'instruction primaire… cependant tous ont fréquenté l'école" [19]. Mais cela veut dire que malgré le passage à l'école certains ne savent ni lire ni écrire. Que savent les autres? Les réponses de Brousses et de Montolieu, d'autre part, ne parlent pas de l'instruction.
Aussi, après son affirmation téméraire, le préfet prend-il la précaution de préciser que ces lois "sont, je le répète, respectées dans leur esprit sans être observées à la lettre". Les horaires sont à peu près respectés ("à de rares exceptions près et assez justifiées pour qu'il soit impossible de les considérer comme des infractions") mais il n'y a pas de livrets et pas de registres. Dans ces conditions comment juger du degré d'instruction? En avançant dans son rapport, le préfet va nuancer de plus en plus son jugement tout en répétant que "les enfants n'ayant pas reçu l'instruction primaire sont en très petit nombre".
À quoi et à qui attribue-t-on cette situation? À l'absence d'inspection tout d'abord : "Cette commission, quoique composée des personnes les plus honorables n'est jamais entrée en exercice" [20]. Au laxisme des industriels ensuite, qui n'exigent ni livrets ni registres ni certificats "tous les ouvriers sans exception étant de la localité ou des communes avoisinantes" [21]. Mais les notables insistent tous sur un point : c'est surtout pour ne pas se heurter aux parents que la loi n'est pas appliquée. Le préfet résume ce sentiment : "C'est par un sentiment de commisération généreuse excitée par de vives instances des parents que les patrons ses sont décidés à leur procurer dans le travail une ressource qui s'ajoute aux moyens d'existence bien insuffisants de la famille".
Autrement dit, la loi de 1841 est appliquée quand vraiment elle ne gêne personne et ce, dix-neuf ans après sa promulgation, vingt-six même, puisqu'en 1867 on trouve les mêmes réponses…
L'enquĂŞte de 1867
En 1867, un nouveau questionnaire est distribué. Il concerne l'application des différentes dispositions de la loi, le fonctionnement de l'inspection, les difficultés rencontrées et les améliorations possibles.
En ce qui concerne l'inspection, la réponse est unanime : le service de l'inspection n'est pas organisé, les commissions n'ont jamais fonctionné régulièrement. À Carcassonne, le vérificateur des poids et mesures qui en faisait partie a seul fait des tournées d'inspection jusqu'en 1848, "à cette époque il lui fut interdit de s'occuper de cette loi" [22]. À Castelnaudary, le vérificateur qui a voulu remplir la mission des notables est si peu secondé par les autorités locales qu'il en est "complètement découragé". À Limoux enfin, "certains directeurs d'usines n'ont pas eu connaissance de la loi du 22 mars 1841"…
Si les enfants sont employés à partir de 10 ans seulement et font le nombre d'heures prescrit par la loi, l'instruction primaire semble toujours aussi négligée. C'est ce qui ressort du rapport de Castelnaudary. À Limoux, 90% des enfants-ouvriers "ne savent ni lire ni écrire". Toutefois "dans les grands centres de population, ils possèdent mieux et en plus grand nombre les premiers éléments de l'instruction par comparaison avec les ouvriers des campagnes".
A Carcassonne et dans sa banlieue, le rapport dit que "peu savent lire" et que "la fréquentation d'une école est très rare pour ne pas dire nulle parmi les enfants". Pourtant, un rapport du commissaire de police [23] recense 32% des enfants de moins de 12 ans ayant fréquenté l'école. Dans les ateliers, parmi les enfants de 12 à 18 ans, 32% savent lire et écrire, 16% lire seulement et 52% sont illettrés. Chez les apprentis, les proportions respectivement de 55%, 30% et 15%. Mais ce n'est sans doute qu'une estimation (absence de registre et de certificats) portant sur un échantillon restreint (vraisemblablement les ouvriers du centre-ville). Cela reste une indication intéressante sur la ville de Carcassonne où (comme le signale d'ailleurs le commissaire) salles d'asiles, écoles gratuites et cours d'adultes se sont multipliés dans les années 1860. La faible proportion d'illettrés chez les apprentis est à cet égard significative. Tout au début de l'"Empire libéral", Carcassonne a connu une vague de scolarisation des ouvriers grâce à l'ouverture de nombreux cours dits "d'adultes" dont la presse s'est fait largement l'écho.
Les difficultés signalées le sont à Carcassonne et Castelnaudary. Ailleurs, comme à Limoux, "on ne rencontre pas de difficultés"… A Carcassonne donc, le seul obstacle sérieux se trouve "chez le père de l'enfant pour l'instruction primaire". A Castelnaudary, les difficultés viennent du fait que ni les manufacturiers ni les magistrats municipaux ne remplissent les formalités nécessaires. Mais la faute est bien vite reportée sur les parents. Les maires agissent ainsi pour ne pas s'attirer "une impopularité, résultant pour eux de la désaffection des parents, trop enclins à abuser de leurs enfants". Ils proposent de transférer leurs pouvoirs aux commissaires de police.
Les améliorations proposées par le questionnaire même (étendre le régime aux établissements employant moins de 20 ouvriers, diminuer la durée du travail, élever le minimum d'âge, rendre la fréquentation de l'école obligatoire jusqu'à 16 ans) sont plébiscitées sans commentaire par les réponses venant des petites communes. Les villes principales du département répondent plus longuement.
Les trois villes disent oui à la première proposition. Carcassonne précise qu'il "serait bon d'étendre le régime de la loi à tous les établissements employant des enfants, sans condition de nombre,
car l'exploitation d'un enfant ne doit pas être plus permise que celle qui serait faite sur un nombre plus considérable". C'est là , résumé en une phrase, l'aboutissement d'une vision de l'enfance élaborée au cours d'un siècle : l'enfance, celle qui nous est familière, est désormais perçue d'une façon spécifique dans l'histoire de l'individu, quel qu'il soit. Aussi le ton change-t-il par rapport à 1837 : "L'enfant de 8 ans n'a ni assez de force ni assez d'intelligence pour être soumis à aucun genre de travail". Mais face à ce qui a toujours été présenté comme la plus impérieuse des sollicitations : le besoin pour les parents pauvres du produit du travail de leur enfant, est-ce un "droit de l'enfant" qui doit guider la protection de l'enfance? Il est répondu négativement : il n'y a que des droits
sur l'enfant, ceux des parents et ceux de l'État. Les parents (le père) ont droit au travail de leur enfant mais "l'État a aussi ses droits et il ne doit pas perdre de vue que sa stabilité et sa prospérité dépendent de la force et de l'intelligence de ses sujets". C'est donc sur le principe de l'intérêt de l'État, un principe d'économie des forces physiques et intellectuelles, que doit reposer le droit dit "de l'enfant". Ce principe va conduire à une diminution du temps de travail et à la valorisation de l'instruction "car il doit être de toute rigueur que l'école soit fréquentée par l'enfant et que cette fréquentation soit prolongée aussi tard que possible".
Limoux et Castelnaudary rejoignent ce point de vue. Pour le sous-préfet de Limoux, ce n'est plus un simple dressage moral mais santé et formation qui sont le but de l'instruction : l'école doit être obligatoire jusqu'à 16 ans "dans l'intérêt de la santé des enfants, comme pour développer leur aptitude dans leur profession". Contrairement à 1837, les ateliers sont décrits comme étant dans un état sanitaire lamentable. Il faudrait une inspection sévère confiée à un inspecteur unique et rémunéré. Il serait chargé de la surveillance "des bonnes mœurs et de la décence publique, de l'instruction primaire morale et religieuse des enfants". Santé, morale, religion, instruction et… épargne forcée : à l'usine des religieuses de Limoux, on fait chaque semaine une retenue sur le salaire des ouvriers afin de les assurer contre les accidents à la compagnie dite "La Sécurité". A l'école, les enfants appendront la prévoyance qu'il est encore nécessaire d'imposer aux parents. Le sous-préfet pense que cette pratique devrait se généraliser dans le département. A Castelnaudary, il est demandé en outre l'établissement d'un certificat scolaire mensuel à remettre au patron afin qu'il puisse le présenter à l'autorité. Une sanction pénale devrait frapper les contrevenants.
Une comparaison s'impose avec les réponses à l'enquête de 1837.Loin de l'idée de "précocité des enfants méridionaux", c'est maintenant leur faiblesse menacée par un travail trop précoce, l'épuisement rapide de leurs forces qui sont décrits. L'exigence de santé est portée au premier plan. L'école n'est plus conçue seulement comme un lieu de surveillance et d'apprentissage de la discipline : c'est un lieu où l'on refait sa santé, où l'on développe ses forces. Aussi l'enfant doit-il, de l'avis de la chambre de commerce de Carcassonne, être tenu à l'écart de tout travail avant l'âge de 10 ans. Les exigences contraires des familles à ce sujet "blessent en même temps les principes les plus essentiels de l'économie publique et les droits de l'humanité" [24]. La protestation contre la résistance des parents n'est plus, comme en 1837, un garde-fou commode contre l'application de la loi, elle est maintenant théorisée en termes d'économie et de droit. Le travail des enfants n'est plus, d'autre part, un fait naturel mais un phénomène social dû à la pauvreté (nécessité d'un salaire supplémentaire) et à l'immoralité (pour de l'argent, les parents forcent leurs enfants à travailler tôt) des familles ouvrières. Ce qui apparente les enfants-ouvriers aux enfants abandonnés. Aussi la chambre de commerce propose-t-elle pour leur protection de "désigner
MM. les Inspecteurs des Enfants trouvés et assistés dont le service n'est pas sans analogie avec celui qui placerait entre leurs mains
la tutelle des enfants employés dans les manufactures".
Une seule solution : la scolarisation
Les notables audois en viennent, avec un tiers de siècle de retard, à employer les mêmes arguments sur la protection de l'enfance au travail, que ceux employés par les grands industriels du Nord et de l'Est qui ont présidé à l'élaboration de la loi de 1841. Mais il y a contradiction apparente avec le fait qu'ils n'appliquent pas cette loi dans l'Aude et qu'ils ne la font pas appliquer. En 1870, l'ingénieur des mines écrit encore que "cette loi non seulement n'a jamais été appliquée dans l'Aude mais n'y a même pour ainsi dire jamais été connue" [25]. Il l'explique partiellement par le fait que dans ces régions d'industries exercées en ateliers restreints et dispersés la loi n'a pas été réclamée comme un frein aux abus scandaleux signalés ailleurs.
Nous pensons en effet qu'une ferme volonté de na pas perturber ce que l'ingénieur appelle "des habitudes industrielles locales sinon des nécessités industrielles" maintient la contradiction entre l'inaction et la volonté réformatrice des notables. Dans une société, certes industrielle à un certain degré mais sans grande industrie très concentrée, les liens sociaux sont plus forts et toute intervention brutale entraînerait une polémique publique qui remettrait en cause la position des notables.
Mais cette explication ne saurait suffire, il y a l'autre élément de réponse, et celui-ci est fondamental. La volonté de "protection" de l'enfance ne peut s'exercer à l'intérieur de la famille (le père reste le maître de son enfant) ni directement à l'intérieur de la fabrique (pour les raisons qui viennent d'être données). Il faut donc un lieu "neutre" et directement soumis au contrôle de l'État pour y élever l'enfance dans son intérêt et celui de la société, et ce lieu c'est l'école. "L'atelier, peu, ou pour mieux dire point surveillé, devient en peu de temps pour les jeunes ouvriers une école de dépravation" [26]. L'idée d'une école-maison a vite été abandonnée, même si certains industriels ont fait donner à l'usine quelques leçons d catéchisme. La solution au problème de l'exploitation des enfants se trouve dans "l'élévation progressive et naturelle du niveau moral et de la prospérité industrielle", écrit le préfet. L'instrument d'élévation du niveau moral, c'est l'École. L'État n'interdira pas aux enfants de travailler (et les notables continueront à adopter un certain laxisme) mais il les obligera à fréquenter l'école (et là , la sévérité sera grande). Car l'école est ce lieu où le contrôle social peut s'exercer et modeler les comportements dans la fabrique et dans la famille sans intervenir directement ni dans l'une ni dans l'autre.
La question de l'école était présente dans toutes les enquêtes sur le travail des enfants mais marginalisée dans les réponses. On répondait séparément aux questions sur la santé, les horaires, l'instruction, etc. En 1867, le fait nouveau est dans le regroupement de ces thèmes particuliers autour de la question de l'école. D'une part, les enfants-ouvriers sont plutôt, désormais, des enfants placés en usine que de jeunes ouvriers (d'où le rapprochement avec le cas des enfants assistés) ; d'autre part l'enfance a ses lois propres de développement physique et intellectuel qui doivent s'exercer dans un lieu particulier. Une fois formé, l'enfant relèvera du monde des adultes : s'il ne peut être employé qu'à une époque "où ses forces ont acquis un certain développement, il devient déjà moins essentiel de réduire le nombre des heures de travail quotidien…" note la chambre de commerce de Carcassonne… Quand les horaires sont réduits, c'est qu'il manque encore une formation par l'instruction : "Les heures de repos accordées à l'enfance devraient être autant que possible passées à l'école primaire", de l'avis du Conseil général [27]. La solution à la "non-application" de la loi est donc venue de cette institution envahissante dans le dernier tiers du XIXe siècle : l'école primaire. Le but essentiel de la loi de 1841 ne sera pas atteint par sa mise en pratique, trop perturbatrice, mais par le recours à la scolarisation qui s'adresse à l'ensemble de la société (et non au seul monde industriel). Cette confiance dans la scolarisation générale est soutenue, chez les notables, par l'idée d'une nécessaire prise en charge par l'État de la protection de l'enfance. On se souvient que les commissions d'inspection n'ont cessé de réclamer une inspection rétribuée et organisée par l'État. En 1867, la chambre de commerce de Limoux va jusqu'à dire que "la nécessité de modifier la loi est laissée à l'appréciation de M. le Ministre" [28].
Cette obligation scolaire, il va falloir la rendre effective, pour les enfants-ouvriers, avant que les "grandes lois scolaires" des années 1880 ne le fassent pour tous les enfants. C'est ce à quoi s'emploie la loi de 1874 que l'enquête de 1867 avait mission de préparer. Une circulaire préfectorale datée du 6 septembre 1875 rappelle "l'obligation à laquelle tous les enfants sont assujettis de fréquenter l'école ou d'établir, après l'âge de 15 ans révolus, s'il veut être admis à travailler plus de 6 heures par jour qu'il a acquis l'instruction primaire élémentaire. Il est vivement à désirer… une sérieuse exécution et je recommande à MM. les inspecteurs ainsi qu'aux instituteurs primaires les nouveaux devoirs que la loi leur crée". Des dispositions pratiques sont indiquées dans le détail en ce qui concerne les attestations. Pour en finir avec les pratiques antérieures "il importe que ces attestations soient sincères et ne soient délivrées qu'à des enfants ayant véritablement acquis l'instruction primaire élémentaire" [29]. Des sanctions graves sont promises aux instituteurs négligents. A une époque où les instituteurs achèvent de se constituer en un corps professionnel attaché à un rigorisme moral acquis à l'École Normale, on comprend la portée de tels avertissements. Ce que n'ont pu (ou voulu) faire les notables, les instituteurs le feront avec un zèle neuf de fonctionnaires qui accèdent aux responsabilités de contrôleurs du savoir minimum des jeunes travailleurs.
Des commissions locales sont mises en place pour veiller à l'exécution de la loi. Dans la circonscription de Carcassonne, c'est l'inspecteur de l'enseignement primaire lui-même qui dégage l'objet de la loi
"qui a surtout en vue l'amélioration de la génération ouvrière, et il passe successivement en revue les graves et nombreux intérêts qu'elle embrasse ainsi que les moyens pratiques de les satisfaire.
Le grand moyen visé par la loi c'est l'instruction des enfants"[30]
*
L'étude de la scolarisation dans l'Aude au XIXe siècle permet de dégager une périodisation approximative mais commode de l'adhésion des divers groupes sociaux du département à "l'idéologie nationale", à la croyance au rôle central de l'école dans la moralisation des populations et les changements culturels. Dans le premier tiers du siècle, seul le pouvoir central et quelques esprits "éclairés" croient en la nécessité d'une scolarisation générale et tentent de la mettre en place dans l'indifférence (ou l'opposition) des assemblées de notables, et l'opposition (ou l'indifférence) des parents. Le deuxième tiers de siècle est marqué par l'adhésion progressive des notables et la multiplication des initiatives. Le dernier tiers, enfin, verra le changement d'attitude des populations, quasiment général au tournant du siècle.
Les pages qui précèdent concernent la période centrale et semblent confirmer le bien-fondé de notre périodisation. Il reste à multiplier les recherches dans les autres départements du Languedoc pour pouvoir consolider et affiner l'analyse.
Notes
[1] – Archives Nationales, F12 4705, chambre de commerce de Carcassonne à ministre des Travaux Publics et du Commerce (6 octobre 1837)
[2] – Ibid.
[3] – A.N. F12 4705, conseil des prud'hommes de Carcassonne à ministre (18 janvier 1838)
[4] – Idem, chambre consultative des arts et manufactures de Limoux au ministre (27 décembre 1837)
[5] – Idem, avis de M. le sous-préfet de Limoux sur les questions contenues dans la circulaire du 31 juillet dernier de Monsieur le Ministre du Commerce… (10 janvier 1838)
[6] – Idem, réponse de la chambre consultative des arts et manufactures de Chalabre (23 décembre 1837)
[7] – Idem, réponse chambre consultative de Limoux.
[8] – Idem, réponse chambre de commerce de Carcassonne.
[9] – Idem, réponse du conseil des prud'hommes de Carcassonne.
[10] – Idem, avis du sous-préfet de Limoux.
[11] – On trouvera le texte complet de la loi et quelques discours d'industriels "éclairés" dans le n°3 (automne 1976) de la revue Les Révoltes Logiques, Paris, Éditions Solin.
[12] – Archives Départementales de l'Aude, 15 M 5. C'est le seul dossier conservé dans l'Aude qui concerne le travail dans les industries au XIXe siècle. Sauf indication contraire, les citations qui suivent en sont extraites.
[13] – Circulaire ministérielle du 25 novembre 1841.
[14] – Déclaration en sept points des notables inspecteurs (10 octobre 1842).
[15] – Sous-préfet de Limoux à préfet (14 octobre 1842).
[16] – Préfet à ministre (25 février 1861).
[17] – Rapport de l'arrondissement de Castelnaudary (28 décembre 1860).
[18] – Ibid.
[19] – Lastours (17 décembre 1860).
[20] – Sous-préfet de Castelnaudary à préfet (28 décembre 1860).
[21] – Lastours (17 décembre 1860).
[22] – A Carcassonne et dans les petites communes, les réponses sont signées par les maires. A Castelnaudary et à Limoux, elles sont le fait des sous-préfets (après enquête ?). Les réponses des diverses chambres conservées aux A.N. (F12 4722), les rejoignent en tout point en ce qui concerne la nécessité d'une école obligatoire.
[23] – Commissaire de police à préfet (20 mars 1867).
[24] – A.N., F12 4722. Chambre de commerce de Carcassonne : réponse à l'enquête du 30 août 1867.
[25] – Rapport de l'ingénieur ordinaire des mines au ministre des Travaux Publics. Albi, le 26 mars 1870.
[26] – Brouillon du rapport du préfet au ministre. Sans date (1867).
[27] – A.N., F12 4722.
[28] – Idem.
[29] – Imprimé de la préfecture du 6 septembre 1875.
[30] – Commission locale chargée de veiller à l'exécution de la loi de 1874 : procès-verbal de la séance du 5 avril 1876. (C'est le dernier document disponible, si l'on excepte une statistique de 1833).
ANNEXE
Le travail des enfants dans l'Aude : une réalité massive et misérable
[A venir – En cours de numérisation)