Lors des fêtes latines de Montpellier, le 26 mai 1878, un poète obtient une médaille de vermeil pour des
Contes en vers et des
Contes en prose mais aussi pour un
Glossaire des comparaisons populaires qu'il a recueillies. La transcription d'expressions de la langue orale est primée au même titre qu'une œuvre de création. L'élucidation de cet apparent paradoxe pourrait suffire à constituer la trame d'une présentation du
Glossaire et de son auteur.
Une double carrière
Achille Mir est né le 30 novembre 1822 à Escales, petit village audois proche de Lézignan, dans une famille d'ouvriers agricoles propriétaires de quelques terres. Après l'école primaire de Montbrun, bourgade voisine, les quelques arpents réunis par son père attendent le fils de brassier. Cependant, une perspective nouvelle s'ouvre aux bons élèves des milieux populaires des campagnes depuis la création d'une École Normale à Carcassonne, en 1834. Achille Mir, bénéficiaire d'une bourse, entre ainsi dans sa première carrière, celle d'instituteur. À l'issue de sa formation, il exerce pendant cinq ans à Aigues-Vives (1842-1847) avant d'être muté à Capendu. Il n'a que le temps de s'installer dans ce chef-lieu de canton: il est rappelé à l'École Normale pour y exercer les fonctions de maître-adjoint et de directeur de cette école primaire d'élite qu'est alors "l'école annexe". De vingt-six à trente-deux ans, le jeune rural vit au cœur du centre urbain du système d'enseignement qui étend peu à peu son réseau sur l'ensemble des pays audois. Fasciné par l'école, il occupe ses loisirs à la rédaction d'une
Méthode d'écriture de main. Le semi-illettrisme du milieu d'origine est conjuré par la pratique de cette limite extrême de l'écriture qu'est la calligraphie. Le succès de la méthode auprès des autorités académiques ne retient pas Mir dans l'enseignement public où il eût pu l'exploiter auprès des instances officielles. Il lui préfère un poste dans les classes préparatoires du petit séminaire et quelques cours d'écriture dans diverses maisons d'éducation. Sans doute la rigidité de l'administration de l'École Normale ne convient-elle pas à celui que les séminaristes surnomment "papa Mirgot" alors qu'il approche de la quarantaine. Timide et passablement chahuté au dire de ses anciens élèves, il compose des fables et des moralités qu'il récite dans ses classes, en français à ses débuts, en langue d'oc par la suite.
Vers 1860, une deuxième carrière s'annonce. Mir parle à ses amis d'une "messe de Ladern" qu'il projette d'écrire. Encouragé à sortir ses productions du cadre étroit de l'école, le poète se risque à présenter un texte,
La bigno, pouèmo en quatre cants, seguit das regrèts sus la pèrto d'uno damo-jano bénérablo, au concours organisé par la Société Archéologique de Béziers qui le récompense en 1863. Il prend place désormais dans le cortège des lauréats des concours littéraires régionaux. Il collabore au recueil mensuel
Les muses du Midi où paraissent plusieurs de ses premiers textes. En 1869, il quitte définitivement l'école pour assurer la charge de directeur-comptable de la Manufacture de la Trivalle. Il n'abandonne pas pour autant l'enseignement puisqu'il assure lui-même l'instruction des jeunes ouvriers de son usine. Les loisirs que lui laisse l'administration d'un entreprise en difficulté sont monopolisés par la création littéraire. Aux "poèmes charitables" diffusés durant la guerre succède une
Ode au Païcherou qu'il compose après avoir posé lui-même la première pierre de la nouvelle digue. Mais, parallèlement à ces écrits dont sont coutumiers les poètes locaux, Mir collabore au premier numéro de la
Revue des langues romanes édité à Montpellier en 1870. Une ouverture est ainsi vers l'extérieur. Elle annonce la rencontre avec les félibres qui aura lieu en 1874.
Mistral réserve un accueil favorable aux textes de Mir. Il reproche toutefois au Carcassonnais son orthographe fantaisiste qui va à l'encontre des efforts félibréens pour une unification de l'écriture de la langue d'oc. Le poète local est aussitôt confronté à une double exigence: linguistique et orthographique mais aussi thématique, Mistral lui demandant d'exercer ses talents dans le genre lyrique, plus noble et plus digne d'un mouvement littéraire qui veut tout à la fois être universellement reconnu et reprsenter "l'âme du Midi". Un
Sounet retrait de Petrarco et une
Odo a Clemenço Isauro primés aux "fêtes littéraires et internationales pour le cinquième centenaire de Pétrarque" à Montpellier, en juillet 1874, essaient tant bien que mal d'illustrer le dialecte languedocien dans cette nouvelle voie. Mais ce n'est pas là la veine propre du félibre audois. S'il est convaincu de la nécessité d'un mouvement étendu à tous les pays de langue d'oc, il revient cependant sans fausse honte à la verve populaire, aux personnages pittoresques d'une œuvre travaillée en secret depuis son passage à l'écriture en "patois". Ainsi la
Messo de Lader, une "bouffonnade", est-elle présentée avec les pièces plus classiques de
La cansou de la lauseto au concours de 1875. Son édition, en 1877, illustrée par Narcisse Salières, et ses déclamations publiques en diverses circonstances, font d'Achille Mir un conteur populaire au double sens du terme.
Le Félibrige se réorganise. Mir est nommé "majoral" en 1876 et proclamé "maître en gai savoir" en 1877. Son style et sa verve sont désormais unanimement reconnus et loués dans le mouvement littéraire. À l'approche de la soixantaine, Mir présente ses
Contes, son
Glossaire et le
Sermoun del curat de Cucugna à divers concours littéraires. Mais, la renommée acquise, l'écrivain devient une sorte de poète officiel, d'abord animateur de joyeuses assemblées félibréennes, puis président d'honneur de toute nouvelle instance culturelle locale: la "Société de lecture" en 1885, la
Revue de l'Aude en 1886, l' "Escolo Audenco", section audoise du Félibrige en 1892. Retiré de la vie active après la fermeture de la Manufacture de la Trivalle en 1884, Mir projette sa figure emblématique sur une vie culturelle carcassonnaise placée durant quelques années sous le signe du Félibrige et de la langue d'oc. Succédant à l'hommage de Mistral lors de la Sainte Estelle de Carcassonne en 1893, le geste de Mounet-Sully couronnant le vieux poète lors de la "Fête des cadets de Gascogne" en 1897 marque le sommet et la fin d'une carrière. Achille Mir meurt le 10 août 1901 à Carcassonne.
Écriture et conversion
Les deux carrières de l'écrivain sont
a priori contradictoires: comment peut-on à la fois défendre l'instruction pour tous en français et illustrer par ses œuvres la langue que combat l'École. En ce milieu du XIXe siècle où il se met à écrire, l'instituteur Mir est un produit exemplaire du système scolaire qui l'a nourri de littérature française. Il est cependant attentif à la vie culturelle locale. Elle fait une large place à l'expression publique en langue d'oc. Le chansonnier est un personnage populaire qui traduit dans ses compositions reprises de bouche en bouche une verve satirique juvénile qui restait autrefois anonyme. La presse naissante ouvre ses pages de "variétés" aux poètes "patoisants" et aux historiens de la littérature occitane médiévale redécouverte, en établissant toutefois rarement un lien entre le passé et le présent. Des artisans déclament leurs œuvres qu'ils vendent dans la Narbonnais et le Lauragais. Cela ne suffirait pas cependant à justifier el choix de la langue du peuple par un instituteur. Ces "variétés" restent dominées culturellement par le développement de l'édition en français, par l'ouverture quasi-quotidienne à l'information nationale, par le sentiment enfin que l'extension de l'enseignement élémentaire rend caduque l'écriture d'une langue vouée à la disparition malgré la persistance de son usage oral. Il fallait une motivation plus sûre à cette tentative pour qu'elle prenne corps.
La renommée de trois poètes en langue d'oc emporte la décision. Le premier, Jacques Boé dit Jasmin, connaît u succès qui, au-delà de sa boutique de perruquier agenais, le rend célèbre dans la France entière grâce à la consécration romantique parisienne. Sa réputation officielle précède l'engouement populaire manifesté lors de ses déclamations publiques à travers tout le Midi. Cette double reconnaissance par l'élite et par le peuple légitime du même coup la gloire locale de quelques artisans poètes. Le Carcassonnais Dominique Daveau, coiffeur lui aussi, est associé au triomphe de Jasmin qui le consacre ainsi poète reconnu. En 1859 enfin, la
Mirèio de Frédéric Mistral reçoit un accueil enthousiaste. On peut donc décrire la langue populaire sans déroger aux principes de la littérature officielle célébrée par l'École, ces exemples prestigieux le démontrent.
Ils expliquent en partie la conversion de Mir à la langue d'oc. Il connaît Daveau, il a entendu Jasmin à Toulouse et il admirera Mistral. De son propre aveu, l'influence des deux premiers lui a fait abandonner ses tentatives de rimeur en français. Mais il faut replacer ce choix dans le contexte de la pratique de l'écriture que cultivaient les maîtres d'école contemporains de Mir. L'obligation leur est imposée à l'École Normale de copier et recopier pour apprendre, de noter pour construire un discours personnel. L'exercice de la monographie communale comme mode d'approche privilégié de l'environnement réalisera bientôt cet idéal. Mais la technique imposée est incorporée et devient alors passion quotidienne. Loin de présenter toujours la forme convenue de la "littérature d'instituteur" qui envahira la devanture des librairies dans les années 1890, cette passion présente une multitude d'aspects. Elle se donne libre cours dans les cahiers intimes du maître d'école. L'écriture y apparaît instituée au plus profond de son être. Toute correspondance avec l'administration est recopiée, comme sont consignés les billets aux amis. La pédagogie s'appuie sur des textes découpés, collés, recopiés, commentés. Plus encore: la réflexion personnelle ne semble pouvoir s'affirmer sans l'assurance du passage par l'écriture. Celle-ci semble vouée à une dérive sans fin. Elle est en effet souvent détournée de son rôle d'archive et de brouillon toujours disponible. Les cahiers d'instiuteurs renferment des lettres d'amour à des fiancées imaginaires, des poèmes érotiques, jusqu'à des textes dans une langue inventée dont l'auteur, pris à son propre piège, cherche quelques pages plus loin à déchiffrer le code. Les textes présentés au public sont glanés dans cet ensemble hétéroclite dont ils représentent rarement toute la diversité. Quand Achille Mir rime en français il ne fait que sacrifier à ce qu'il est possible de donner à lire ou à entendre. On trouve dans ses carnets de nombreuses citations d'auteurs à la mode, des expressions en français et en occitan, de nombreuses pièces de vers inachevées. Tout cela mêlé, souvent traduit d'une langue dans l'autre. Légitimé par la reconnaissance des poètes évoqués plus haut, le choix des textes en langue d'oc ne s'est imposé que peu à peu.
Reste la question du public. Jasmin et Daveau ont des lecteurs et un auditoire. Cependant, il n'est pas concevable qu'un maître d'écriture, ancien normalien de surcroît, s'adresse directement à ce même public, distinction solaire oblige encore. Bénéficiaire d'une ascension sociale et culturelle remarquable, il accomplit fidèlement son rôle d'initiateur à une culture nationale qu'il admire. Mais quelle perspective est ouverte aux instituteurs écrivains dans le milieu littéraire de leur temps? Trop éloignés par leurs origines de l'idéal qu'ils vénèrent, ils ne peuvent faire œuvre personnelle. Vouée à l'imitation pesante de la littérature qu'ils ont appris à connaître à l'école, sur tous les terrains: local, régional et national, leur production est marginale, à la fois dévote et dominée. Ils en sont réduits à une carrière spécialisée dans la littérature scolaire ou bien à revendiquer hautement leur qualité de "primaires", souvent à travers un "roman des origines" qui connaîtra un succès dont témoigne la popularité de
Jean Coste du Piscénois Antonin Lavergne, publié en 1901.
Par là aussi s'explique, paradoxalement, cet autre courant qui, tournant le dos au récit des origines et des misères de l'instituteur issu du peuple mais aussi à la poésie scolaire en français, cultive résolument la langue combattue par l'École. Cette dernière, en effet, qualifie ou disqualifie les croyances et les comportements. Qui donc alors est mieux placé que le maître d'école pour les nommer et les décrire? La norme scolaire lui fournit le principe de la classification des savoirs et l'expérience de son milieu d'origine un ensemble de connaissances irremplaçables. Ainsi la hiérarchie des langues et des cultures est-elle respectée alors même que la richesse des patois et des savoirs populaires est reconnue et revendiquée.
Cela sera vrai pour les instituteurs de village. Or Mir n'en est plus un et son œuvre commence un peu avant que cette démarche "ethnographique" ne s'affirme. Elle est encore le fait de statisticiens et de voyageurs cultivés. Cependant, Achille Mir est un précurseur. Instituteur urbain, il est en contact avec le public des artisans-poètes, avec le monde scolaire mais aussi avec le public "savant" local. Dans cette situation complexe, ce qui était un handicap rédhibitoire peut devenir un atout majeur pour peu qu'une conversion efficace s'accomplisse. Dans le champ culturel des élites, le fils de brassier a peu de chances de faire son chemin, même au prix d'un travail acharné, tant il faut d'expérience cultivée pour effacer dans l'œuvre la trace de ce travail. Mais il peut défricher un nouveau terrain dont il aura la maîtrise. Sans avoir à payer le prix d'une formation longue et spécialisée, il possède "naturellement" une connaissance de la "culture populaire" qu'il lui suffit de faire fructifier. Les instituteurs organisés en réseau d'informateurs fourniront des relais efficaces aux sociétés savantes. Le conteur Mir va plus loin: il réussit à réunir en un seul auditoire les divers publics qu'il devine. Ce succès est dû à un traitement de la langue qui constitue l'essentiel de l'art d'Achille Mir, qu'il s'exprime dans le
Lutrin ou dans le
Glossaire.
La langue d'oc: un art populaire
" Pus de relambi! Tot lo batant del jorn e de la nuèit sa man va, ven, coma'na naveta de tesseire; e quand troba pas l ore-mi-fa-sòl que cerca coma'na espilla menuda, fa tripet e se descrestiana coma'n sacre-mon-ama, el qu'ai vist docet e manhac coma'n anhelon!"
Ainsi s'exprime un personnage du
Lutrin de Ladern. Cette tirade nous apparaît, et apparaissait à ses lecteurs-auditeurs, comme authentiquement "populaire", témoin de la richesse de la langue. Or ce texte est fait d'une accumulation de formules et de comparaisons. Jamais le modèle villageois du personnage ne s'exprimerait ainsi. Technique éprouvée de la mise en scène du langage populaire, qu'il soit argot de voyou ou français régional, la fréquence d'emploi des formules les plus "typiques" dans l'écrit, sans commune mesure avec leur fréquence dans la conversation réelle, crée l'effet pittoresque recherché. Ce procédé atteint sa limite dans le
Lutrin: le texte est presque exclusivement composé de telles expressions et de celles que Mir invente sur leur modèle. La vraisemblance est respectée dans la mesure où l'œuvre repose entièrement sur des personnages dont la saveur doit tout à la saveur de la langue qui les décrit:
" Montaud lo camard, autramant dit lo Troneire, gòrjavirat, votz cavernosa a faire mancar l'espelison d'una cogada de polets…etc."
Mir réalise là le modèle idéal de ce qui fera le succès des almanachs patois et, à la radio, de
Catinou et Jacouti. Le récit est spectaculaire parce que la langue elle-même y est constamment donnée en spectacle. Le lecteur-auditeur expérimentant son recul progressif dans l'usage est placé à la distance nécessaire pour devenir le spectateur de ce qu'il croit être sa langue perdue. Jouant de la limite, Mir met en scène cette ambigüité dans la fameuse lettre du premier chantre au curé:
" Mossieu le Curé, le lutrin il bous enboye par ma présente que bou sauré que pour saint Loui nous apréparon une grande messe musicadisse d'acordanse qui va réteman vous étoné…"
La clé de ce jeu nous est livrée par la seule réflexion introduite incidemment dans le cours du récit:
" La maladie du siècle nous étrangle. Le paysan d'aujourd'hui, sans cœur et sans honte, délaisse le doux et harmonieux parler qui l'a bercé affectueusement – belle langue maternelle qu'il connaît sur le bout des doigts. Mille fois plus agaçant qu'une mouche d'âne, il s'accroche comme une tique à la française qui lui donne du fil à retordre et cela pour en arriver tout au plus à un charabia écorchant tout, qui fait crever de rire à ses dépens."
Mir invite ensuite les "braves gens des villages" à méditer cet exemple et à se demander si en langue d'oc cette lettre n'aurait pas été mieux tournée. Or le maître d'école est bien placé pour savoir que les paysans n'accèdent à l'écriture qu'à travers l'apprentissage du français et que, d'autre part, le choix d'une écriture en langue d'oc, loin de marquer un simple retour, exige un redoublement de la distance aux origines. En invoquant cet impossible retournement, l'écrivain consacre en fait sa propre maîtrise. "Le peuple", détenteur d'un savoir spécifique, l'abandonne pour le français commun qu'il essaie maladroitement de parler et d'écrire. Le savoir originel se perd alors que le plein accès au langage nouveau est hors de portée des moins instruits. Le félibre, maître d'écriture dans les deux langues, est fondé à rechercher et à mettre en valeur ce dont le peuple est dépositaire, désormais sans le savoir. Le langage populaire, à travers la création félibréenne, accède à sa vérité.
L'activité lexicographique doit être resituée dans ce contexte: Mistral a rebaptisé son Dictionnaire:
Trésor du Félibrige et les termes de la langue y sont très souvent attestés par l'usage qu'en font les félibres eux-mêmes. Mir, cité deux-cent fois par le
Trésor, a constitué un réseau de correspondants parmi ses collègues instituteurs. Il collecte, toute sa vie durant, proverbes, sentences et comparaisons. Il envisage même d'établir des glossaires spécifiques, de la langue des jardiniers notamment. Ces projets ne seront jamais réalisés. Le présent
Glossaire sera le seul édité, dans la
Revue des langues romanes en premier lieu, puis sous la forme d'une brochure. Mais, dans ses carnets, rien ne différencie le futur recueil de ses notations diverses et du brouillon de ses autres œuvres: il s'agit d'une même activité d'écriture poursuivie au jour le jour. Lorsque le projet d'une édition se dessine, ce qui relève du genre choisi est recopié à part et classé dans un cahier en suivant l'ordre alphabétique: par cette simple opération le recueil est constitué. Il peut être présenté tel quel à un concours littéraire: il fait partie du trésor d'art populaire déposé dans la bouche du peuple que le félibre sait reconnaître et manifester par son écriture.