Texte de la Conférence prononcée au Congrès de l'Association Générale des Institutrices d'Ecoles Maternelles, le 28 juin 1998 à Auch.
__________________________________________________________________
Les premiers folkloristes ont relevé pêle-mêle des traditions et des formules liées à l'enfance? Bien souvent, ils ont eu beaucoup de mal à les classer. Tel jeu relevait-il du pur divertissement ou d'une "magie enfantine"? Telle formulette était-elle une évocation mystérieuse ou un élément isolé d'un récit perdu? À l'image de Rolland et de ses
Rimes et jeux de l'enfance (1883), les ethnographes les plus avisés de plusieurs régions de France ont bientôt su rassembler les petits textes et les pratiques encore caractéristiques de l'enfance rurale au moment même où tentait de se mettre en place un enseignement pour tous. L'école qui allait être appelée "maternelle" s'installait peu à peu dans les villes mais les campagnes s'en tiendraient longtemps encore à l'école de le coutume et de la tradition. C'est du moins ce que ne manquent pas de relever ceux qui se sont intéressés à cette "école d'avant l'école" que constituent les apprentissages traditionnels du langage, des postures du corps, des rapports au monde extérieur tel qu'ils avaient lieu dans le milieu familial et son environnement immédiat.
Arnold Van Gennep; l'auteur du monumental
Manuel de Folklore français contemporain (publié à partir de 1937) a compulsé les divers recueils sur ces thèmes réalisés dans de nombreuses provinces pour en donner un aperçu systématique qu'il vaut la peine de rappeler. Classée dans le volume
Du berceau à la tombe, la "première enfance" constitue un "âge de la vie" lui-même divisé en premier stade pendant lequel l'enfance reste dépendante et où l'on agit sur elle et un deuxième stade au cours duquel les enfants, en passe de devenir autonomes, marchent, parlent et se regroupent.
L'enfance dépendante est soumise à un ensemble de
rites de protection qui visent à assurer une croissance régulière. L'enfant ne doit être ni mesuré ni pesé afin de ne pas être fixé pour toujours à un stade de son développement. On ne doit pas éliminer ses excroissances naturelles (croûtes de lait) ni couper trop tôt ses ongles et ses cheveux. Dans certaines régions, on garde les uns et les autres très longs et très longtemps. Leur coupe aura lieu lors de ces moments très importants que sont les
rites de la première fois. Passer (Van Gennep est l'auteur d'un ouvrage fondateur sur
Les rites de passage), c'est franchir un seuil décisif qui transforme celui qui passe tout en l'agrégeant à un nouveau groupe d'âge ou à une nouvelle catégorie sociale. Aussi est-il essentiel de marquer ce passage par un geste inaugural. La première fois que l'on coupe les ongles, on les enterre ou on les brûle au lieu de simplement les jeter. Pour fêter la première dent, parrain et marraine ont coutume de faire un cadeau. Quand tombe la première dent de lait, il est fréquent qu'elle soit mise à l'abri dans une boîte conservée à cet effet: il s'agit aussi de ne pas
laisser prise sur un fragment, même infime, détaché pour la première fois de ce tout, fragile et dangereusement exposé, qu'est le corps du nouveau-né ou du tout petit enfant. Un peu plus tard on courra les sources miraculeuses et les sanctuaires afin d'écarter ou de guérir les
maux de saints. Le panthéon populaire est très divers. La plupart des saints invoqués doivent leur pouvoir à un épisode de leur martyre ou de la légende qui entoure leur vie; d'autres sont inventés de toute pièce, comme saint Fort ou saint Samson à qui l'on demande de rendre les enfants robustes!
Dans cette première période, l'entourage de l'enfant agit sur son corps pour le protéger et accompagner sa croissance. C'est une phase de totale dépendance (elle est aussi marquée en son début par un emmaillotage rigoureux qui interdit le moindre geste au nouveau-né). À ce stade, jeux de langues et comptines sont reçus passivement car l'on n'imagine pas que l'enfant puisse participer en quoi que ce soit à sa propre évolution. Peut-on alors parler d'un répertoire spécifique à la toute petite enfance? Les cas des berceuses est intéressant de ce point de vue. La définition du genre pose problème. Par le texte, le rythme et la mélodie, les berceuses constituent bien un genre à part mais il a suscité peu d'études particulières et de recueils spécifiques. Les berceuses les plus largement diffusées ne sont pas forcément d'origine populaire. D'autre part, on n'en trouve aucune dans de nombreux recueils régionaux. Est-ce à dire que dans les régions concernées on endormait les enfants en silence? Cette absence semble due au simple fait que des chansons de formes et d'origines diverses faisaient fonction de berceuses quand il en était besoin. Van Gennep se souvient d'avoir entendu dans le vieux Nice la chanson typique du carnaval
Tu t'en vas e ièou m'en veni chantée comme berceuse moyennant un changement de rythme. Ailleurs ce sont des chansons de ronde ou des chansons de noce qui font office de berceuses. En Corse, en revanche, le genre des
ninni-nanne est fixé. Le texte en est souvent épique, promettant un avenir héroïque aux garçons et un beau parti aux filles. Il peut s'agir d'un véritable récit déroulé en quelques vers. Mais le genre traditionnel subit la concurrence d'un "Dodo" inventé par un poète local sur le modèle en vogue au début du siècle (
"Dors, dors, mon petit ange / Joues roses et cheveux bouclés…") Ce dernier est devenu très populaire dans la mesure où il a été adopté et largement diffusé. Cet exemple devrait nous inciter à prêter attention au croisement des genres et des traditions, à la circulation des textes et au fait que la fonction de la formule ou de la chanson utilisée peut être aussi importante que son contenu considéré hors de tout contexte. La transmission d'un savoir est aussi invention. La transmission d'un savoir traditionnel n'échappe pas à cette règle. Il faut comprendre aussi par là qu'un univers particulier sert de contexte et de référence aux textes et aux pratiques dont les simples recueils ne peuvent donner qu'une image partielle et tronquée.
Cela sera encore plus vrai au cours de la deuxième phase, après le sevrage et les premiers pas. L'enfant, qui accède pour la première fois à une certaine liberté de mouvement, est tout d'abord autorisé à toucher à tout. On l'encourage même à manier le fouet et à déplacer des instruments tranchants. Pourtant, le temps est venu de lui inspirer de la crainte pour tout à la fois développer son courage et l'éloigner des dangers qui le menacent. Là aussi il est difficile de comprendre séparément les moyens utilisés pour instaurer cette peur. Car il ne s'agit pas simplement de lui inspirer la crainte d'une sanction mais bien de peupler son univers d'êtres fantastiques qui vont habiter les confins d'un monde familier, le seul qui peut être fréquenté sans danger. Loin d'être une simple nomenclature de "croque-mitaines", la famille des êtres surnaturels dessine du même coup une géographie et une histoire, celles des montagnes boisées et des étendues d'eaux profondes, par exemple, habitées par fées, sorcières, monstres et loup-garou.
Notre conception actuelle d'un univers cohérent auquel renvoient les gestes et les formules de l'enfance n'est pas une idée nouvelle. Elle est explicitement formulée par van Gennep et quelques observateurs avisés de la société rurale traditionnelle. Le fait que les premiers recueils systématiques sont contemporains de la mise en place de l'école y est pour quelque chose. Les deux apprentissages, scolaire et traditionnel, sont mis explicitement en relation, sinon en concurrence. L'enfant qui commence à marcher et à parler est désigné comme un être enfin sensible à l'éducation. Les ethnographes (appelons-les ainsi pour les distinguer des plus anciens folkloristes) parlent alors d'
instruction traditionnelle et de
procédés pédagogiques populaires. Les jeux sont perçus comme autant de préexercices et l'étude des formulettes non pas
comme tant de gens l'imaginent, une amusette indigne d'un savant; mais c'est une voie détournée, presque la seule que nous possédions, pour étudier le mécanisme de la formation de la mémoire et de la personnalité enfantine" (Van Gennep).
Désormais, l'accent sera mis sur les apprentissages auxquels les enfants participent soit physiquement soit intellectuellement et qui peuvent être soit comparés aux modèles scolaires soit perçus comme une préparation à leur assimilation. L'illustration la plus claire et la plus connue en est donnée par l'œuvre de Pier Jakez Hélias dans son
Cheval d'orgueil :
" Du moins n'irai-je pas devant l'instituteur avec une tête vide. Mon grand-père a déjà bien commencé mon éducation depuis que je suis sorti du berceau […]. C'est ainsi que je fais, chemin faisant, meilleure connaissance avec mes doigts […] Grand-père n'en reste pas là , il commence à m'apprendre les nombres en référence avec mon propre corps […] D'où vient que nos ancêtres illettrés ont imaginé ces exercices pour affirmer le parler de leurs enfants? On dirait bien qu'ils en ont plus connu en pédagogie que les pédagogues professionnels […] D'ailleurs, c'est lui qui me prépare à l'école en m'apprenant quelques uns des sons et des dessins qui les représentent (les lettres), avec les mouvements de la main pour les former" (pp.74-78)
Cette conception est partagée, au fond, par les ethnologues professionnels qui, dans les années 1960 à 1980 ont le sentiment, avec quelque raison, de recueillir le savoir d'une société rurale traditionnelle appelée à disparaître. Les "derniers témoins" qu'ils interrogent livrent des textes et décrivent des savoir-faire qui ne font que prolonger et enrichir, en les mettant souvent en situation, les grands recueils qui les ont précédés.
Les textes dits par les adultes et concernant la petite enfance dans sa première phase (au sein de la famille) regroupent les berceuses, les chants de réveil et les chants rythmés par tel ou tel apprentissage. Puis viennent, dans une deuxième phase, les jeux destinés à enseigner à l'enfant le langage, les nombres, tout en lui faisant prendre conscience de son corps: les virelangues, les jeux de doigts, les doigts-numéros, etc. Dans les Cévennes par exemple (Pelen 1980):
"Tira la ressa. –
l'enfant est posé à califourchon sur les genoux et balancé d'avant en arrière, en sorte d'imitation du travail des scieurs de long auquel fait allusion le texte […]:
Tira la ressa Jan Vidau
Tira la tus que siàs pus naut
La trempa es bona lo vin es melhor
Tira la tus mon companhon!
(Tire la scie Jean Vidal / Tire-la toi qui est plus haut.
La piquette est bonne le vin est meilleur / Tire-la toi mon compagnon)
Fineta. –
Le texte, fort commun en domaine occitan et au-delà , prend la main de l'enfant pour lieu d'évolution. L'adulte caresse d'abord la paume (trois premiers vers), puis détaille les cinq doigts, du pouce à l'auriculaire (vers quatre à huit), enfin retourne sur la paume qu'il chatouille aux deux derniers vers, prononcés d'une voix aiguë :
Fineta
Subre aquela planeta
Passèt una lebreta
Aquel la beguèt
Aquel li correguèt /
Aquel l'atrapèt
Aquel la manjèt
Aquel diguèt
Piu! Piu! Piu!
Ia pas res per ièu!
(Finette / Sur cette petite plaine / Passa un lièvre / Celui-ci le vit / Celui-ci lui courut / Celui-ci l'attrapa / Celui-ci le mangea / Celui-ci lui dit / Piou! Piou! Piou! / il n'y arien plus rien pour moi!"
Tous les textes et les gestes qui les accompagnent ne sont pas aussi simples. Faute de pouvoir en présenter un florilège, il suffira, pour en montrer la richesse et la complexité, de citer un peu longuement le jeu décrit par Louis Lambert en 1874 et mis en perspective par Daniel Fabre et Jacques Lacroix en 1972:
" Il s'agit d'une sorte de mise en scène dont les cinq doigts de la main sont à la fois le théâtre, les décors et les personnages. On trace d'abord sept points sur les ongles, dont deux pour les yeux, deux pour les paupières, un pour le nez et un pour la bouche; puis on présente le plate de la main à la lumière, ce qui rend la chair transparente et donne aux cinq doigts ainsi disposés une vague apparence de figures humaines, poupines et de tailles différentes… Après les premières évolutions faites, et lorsque les enfants, dont la curiosité est vivement excitée, disent : Qué son?
(Qui sont-ils?), on les nomme dans cet ordre: le petit doigt est dit Pichòt nanet
(le petit nain); l'annulaire, Garganta
(la grande gorge); le médian Grand Gusà s
(le grand gueux); l'index, Lècaplats
(le lèche-plats), et le pouce, Tua-pesolhs
(le tue-poux) […] Comme les enfants ne manquent pas d'ajouter: de qué fan?
(Que font-ils?) On leur répète sur chacun de ces petits personnages un conte particulier, qui se lie aux autres par une sorte de cycle puéril. Dans ces contes Pichòt nanet, c'est la faiblesse physique triomphant de la force et des obstacles par l'esprit; Garganta, c'est le géant bénévole fort en gueule […]. Il va s'en dire qu'on met sur le conte de ces types tout ce que l'on peut imaginer d'habiletés, de prouesses, de crimes, de ruses et de sottises. Le récit général, qui sert de lien à tous ces contes, a deux versions. La première est absolument celle de Perrault, sauf quelques variantes. La naissance miraculeuse du Petit Poucet dans un chou est, mais rarement, l'une de ces variantes; la seconde suppose que Garganta a deux fils, l'un robuste et niais, l'autre chétif et fin, etc. À chaque incident répond un jeu particulier de marionnettes. Les plus simples sont en usage dans tout le Midi, principalement en Italie et chez nous… Quelques-uns sont très compliqués; ainsi, par exemple, celui qui représente Garganta coupant du bois et aisé de ses fils. Dans les familles pieuses, ce jeu représente aussi Saint Joseph lo ressaire
(le scieur), l'Enfant Jésus ramassant les copeaux, et la Sainte Vierge qui regarde."
On va ici du lexique de base et de la nomination métaphorique au conte merveilleux tout en faisant des exercices sensori-moteurs et en stimulant l'activité imaginative, pour parler un langage pédagogique. Ce qui ailleurs est dilué dans le temps et réparti entre diverses situations d'apprentissage apparaît ici concentré en un même "jeu" quasiment idéal qui peut être adapté à divers contextes (profanes ou religieux) et repris dans des étapes ultérieures des "âges de la vie" (de la petite enfance à l'adolescence et ses allusions érotiques en passant par "le temps des contes" où les fragments de récits évoqués peuvent être plus longuement développés).
La tentation est grande – et légitime – de s'emparer de ces traditions aujourd'hui perdues et de les adapter au contexte spécifique des apprentissages tels qu'ils sont réalisés dans le cadre de l'institution scolaire. Pour terminer ce bref exposé, quelques observations à ce sujet sont sans doute nécessaires. Il faut signaler tout d'abord que l'école l'a toujours fait. Contrairement à une idée reçue, elle n'a jamais été un corps totalement étranger au milieu local, même quand elle parlait une langue et se référait à une culture qui n'était pas celle des petits paysans occitans ou bretons qu'elle recevait dans ses classes. Car "l'école" c'était avant tout des instituteurs (puis, de plus en plus, des institutrices). Souvent pris entre deux langues et deux cultures, ils imposaient certes une culture et une langue "nationales" mais tout en cherchant dans le milieu, qui était aussi leur milieu d'origine, des exemples d'apprentissages traditionnels. Des instituteurs ont ainsi réalisé quelques-unes des meilleures collectes, quelquefois auprès de leurs propres élèves, de jeux et de formules populaires rédigés dans la langue que par ailleurs ils leur interdisaient de parler en classe! La deuxième remarque concerne la nécessité de ne pas isoler un texte ou une pratique de son contexte culturel ou social si l'on veut en comprendre la ou les significations, comme on a pu le voir à travers les quelques exemples brièvement évoqués plus haut. La dernière, enfin, concerne l'école maternelle elle-même: elle est un univers spécifique avec ses propres modes "traditionnels" de transmission des savoirs, ceux qu'elle a forgés en un peu plus d'un siècle d'existence en empruntant, en inventant et en adaptant, notamment les jeux de langues et les comptines proposés par les recueils pédagogiques. Cet univers, même quand nous vivons en son sein (peut-être justement parce que nous y sommes immergé) nous est presque aussi inconnu que l'univers rural traditionnel que nous avons perdu. Si en terminant je dis "nous", bien que n'étant pas moi-même enseignant en école maternelle, c'est pour glisser une proposition qui ne devrait pas choquer: l'ethnologue porrait faciliter un accès direct aux traditions évoquées en concevant un guide commenté des recueils existants à l'usage des enseignants mais il pourrait aussi collaborer plus étroitement à notre connaissance des apprentissages coutumiers en prenant l'école maternelle aujourd'hui comme terrain d'étude afin d'y observer directement la transmission des savoirs, entre autres par les jeux de langue, les jeux de doigts, les comptines, effectivement mis en œuvre.
Références
Fabre Daniel et Lacroix Jacques, 1972.
La tradition orale du conte occitan, Toulouse, IEO et Paris, PUF, 2 vol.
Hélias Pier Jakez, 1975.
Le cheval d'orgueil. Mémoire d'un Breton du pays bigouden, Paris, Plon, coll. "Terre Humaine" [réed. Presses-Pocket]
Pelen Jean Noël, 1980.
Récits et contes populaires des Cévennes, Paris, Gallimard.
Van Gennep Arnold, 1937.
Manuel de folklore français contemporain. [réed. Chez Robert Laffont, coll. "Bouquins", en 1998-1999, en quatre volumes sous le titre
Le Folklore français.
_________________________________________________________________
_________________________________________________________________
[Photo empruntée au photographe Gérald Bloncourt.
Pour visiter son site : [lien] ]
_________________________________________________________________