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Dominique Blanc - FETE - HISTOIRE - ECRITURE - MEMOIRE 
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FÊTE, HISTOIRE ET ÉCRITURE
DANS LE PAYS VALENCIEN


par Dominique BLANC

Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
LISST - Centre d’Anthropologie Sociale - Toulouse.


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[Version française de : « Con nombres y apellidos y caras. Fiesta, historia y escritura en el PaĂ­s Valenciano » chapitre de l’ouvrage collectif : Moros y Cristianos. Representaciones del Otro en las fiestas del MediterrĂĄneo occidental, sous la direction de M. Albert-Llorca et J.-A. GonzĂĄlez Alcantud (ed.), Grenade, PUM-DiputaciĂłn de Granada, 2003, pp.115-134.]
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Parmi les actes inauguraux ouvrant le cycle annuel des fĂȘtes de Maures et chrĂ©tiens dans le pays valencien, il en est un qui depuis quelques annĂ©es est attendu avec impatience bien qu’à premiĂšre vue un regard Ă©tranger ait du mal Ă  en saisir l’importance. Il s’agit de la prĂ©sentation officielle de la Revue-Programme. Que vient faire, au milieu des bĂ©nĂ©dictions de banniĂšres, des repas fraternels, des hommages et des divers concours (de photographies, de dessins, de projets d’affiches) sans parler des Dames d’honneur et autres Reines des fĂȘtes, une cĂ©rĂ©monie spĂ©ciale pour prĂ©senter le programme imprimĂ© des rĂ©jouissances qui approchent ? Comme l’explique l’orateur chargĂ© de sa prĂ©sentation Ă  Castalla en 1987, devant une salle comble et en prĂ©sence des autoritĂ©s civiles, des prĂ©sidents d’associations, des dĂ©lĂ©guĂ©s de toutes les compagnies et des centaines de festers (participants actifs Ă  la fĂȘte), la Revue-Programme n’est plus un simple bulletin, « c’est la seule histoire vivante, avec des noms, des prĂ©noms et des visages d’oĂč l’on peut tirer une infinitĂ© de conclusionses » (Revue de Castalla, 1987) . Au-delĂ  de son usage comme programme de la fĂȘte de l’annĂ©e, la Revue est faite pour ĂȘtre conservĂ©e dans chaque maison oĂč se trouvent des festers, mais aussi dans les autres car, nous dit notre orateur, il vient toujours un jour de solitude ou de nostalgie oĂč l’on peut retrouver, en feuilletant sa collection, des donnĂ©es sur tous les aspects de l’évolution de la CitĂ© avec, pour les plus jeunes, la possibilitĂ© de voir rĂ©unis des tĂ©moignages photographiques uniques sur les lieux, les mĂ©tiers et les habitants disparus. Autrement dit, la Revue, autrefois dĂ©nommĂ©e el guiĂłn (le « scĂ©nario ») Ă  Alcoi, puis communĂ©ment el programa (le programme), prĂ©sente plutĂŽt, si l’on en croit un rĂ©dacteur : « une description minucieuse et complĂšte de l’édition antĂ©rieure de la fĂȘte, ainsi que les Ă©vĂ©nements festifs de l’annĂ©e et toutes les initiatives qui ont eu lieu autour d’elle, ainsi pouvons-nous connaĂźtre les tendances artistiques et culturelles de la sociĂ©tĂ© alcoyane, un aperçu de la recherche historique, archĂ©ologique et anthropologique rĂ©alisĂ©e dans l’annĂ©e, une information trĂšs complĂšte sur l’industrie et le commerce local, l’actualitĂ© des institutions, des organismes, des clubs et des diverses associations, etc. » (Revue Alcoi, 1995).

Feuilletons une Revue parmi tant d’autres, celle de Banyeres de Mariola. La couverture prĂ©sente sur fond bleu un dĂ©cor Ă©voquant un dĂŽme tout en arabesques, en arriĂšre-plan de la silhouette d’un village alicantin stylisĂ© en ocres et rouge. Le titre complet est : “ FESTES de MOROS i CRISTIANS en honor a Sant Jordi – festes d’interĂ©s turĂ­stic nacional del 22 al 25 d’abril de 1995 – Banyeres de Mariola ”. L’écu de la ville complĂšte le bas du tableau. La page de garde (un portrait de saint Georges peint sur un bouclier) est suivie de la liste des autoritĂ©s et des responsables de la Commission des fĂȘtes et des diverses compagnies. Vient ensuite le sommaire, puis le portrait pleine page du Roi d’Espagne (ailleurs : du Roi et de la Reine ; quelquefois de la famille royale au complet), le portrait et le salut du maire de la ville suivi de celui du PrĂ©sident de la CommunautĂ© Valencienne. On trouve ensuite le programme des fĂȘtes de l’annĂ©e, dĂ©taillĂ© et abondamment illustrĂ© puis, aprĂšs la photo de l’ambassadeur de leur camp respectif, les compagnies chrĂ©tiennes et maures dĂ©clinent chacune le nom de leur capitaine de l’annĂ©e, du prĂ©sident de l’association, de la banderera ou abanderada, du groupe musical qui les accompagnera, puis le nombre de festers et la date de fondation (le suprĂȘme orgueil Ă©tant de pouvoir porter la mention : “ es desconeix per la seua antiguitat ”). Trois photos illustrent chaque double page. A gauche : la compagnie aujourd’hui, sous un document d’archives montrant la compagnie “ autrefois ”. A droite : ceux qui ont en charge les fonctions officielles (capitanĂ­a
) dans leur luxueux costume de fĂȘte. Viennent alors pas moins de 150 pages qui se rĂ©partissent ainsi : “ Memoria Festera ”, avec pour Ă©lĂ©ment essentiel la chronique au jour le jour de la fĂȘte de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente et le texte des discours qui y ont Ă©tĂ© prononcĂ©s ; d’anciens programmes en fac-similĂ© et des articles, “ de fond ” ou anecdotiques, sur tel ou tel aspect de la fĂȘte : la place de la musique, l’origine de la banniĂšre de la compagnie des Pirates, etc. Une section qui se conclut par la liste des festers disparus dans l’annĂ©e accompagnĂ©e de quelques lignes d’hommage et de leurs photos. Vient ensuite “ Banyeruts amb nom propri ”, une section rĂ©cente qui retrace la biographie de personnages connus natifs de la ville. La section “ HistĂČria ” traite aussi bien de l’archĂ©ologie et de la faune locale que d’histoire, de botanique ou d’élevage avant de laisser la place Ă  des dizaines d’associations, culturelles, sportives ou autres qui font le bilan (illustrĂ©) de l’annĂ©e Ă©coulĂ©e. Les “ Col.laboracions literĂ ries ” comprennent des poĂšmes, de courtes fictions et quelques textes qui pourraient aussi bien rejoindre l’érudition de la section d’histoire. La “ MemĂČria municipal ”, bulletin officiel des activitĂ©s du conseil municipal en place, semble clore le tout, mais l’on aurait tort de ne pas mentionner la centaine de pages de publicitĂ©s renvoyĂ©es au cahier final car elles assurent le financement de ce gros volume tout en donnant une liste quasi exhaustive des commerces, industries et artisanats de la ville.

Cet ensemble hĂ©tĂ©roclite est difficile Ă  saisir dans son unitĂ©. Mais l’une de ses caractĂ©ristiques n’est-elle pas prĂ©cisĂ©ment qu’en dehors des sections bien ordonnĂ©es concernant la chronique de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, la prĂ©sentation des charges officielles, des compagnies et de la fĂȘte en gĂ©nĂ©ral, les contributions sont “ libres ”, en partie parce qu’elles se font au grĂ© des sollicitations du comitĂ© de rĂ©daction et des propositions spontanĂ©es des festers ? La Revue, sous sa forme actuelle, semble vouĂ©e Ă  recueillir l’ensemble de la production locale d’écriture dans des domaines trĂšs variĂ©s. Avant d’examiner plus avant cette question et de s’interroger parallĂšlement sur les modes de lecture possibles d’un tel objet culturel, il n’est sans doute pas inutile de jeter un regard rĂ©trospectif sur son apparition.

Du Programme Ă  la Revue

Fort heureusement, les Revues actuelles ne sont pas avares de reproductions d’anciens programmes. Au fil des dĂ©couvertes dans les archives des institutions ou chez les particuliers, de nombreux documents ont pu ĂȘtre publiĂ©s en fac-similĂ©. Les plus anciens ne remontent en gĂ©nĂ©ral pas au-delĂ  du dernier tiers du XIXĂšme siĂšcle. Il s’agit au mieux (en dehors de simples feuilles volantes) de petits livrets de quelques pages dĂ©clinant briĂšvement le programme des fĂȘtes et ornĂ©es en couverture d’une gravure du saint Patron ou de la Vierge du lieu, en l’honneur de qui les rĂ©jouissances sont organisĂ©es. Le titre mentionne toujours le saint et presque jamais les dĂ©filĂ©s des Maures et des chrĂ©tiens dont le dĂ©tail est donnĂ© Ă  l’intĂ©rieur. Le plus ancien programme imprimĂ© conservĂ© Ă  Banyeres fait exception en s’intitulant, dĂšs 1891, “ Programa de las fiestas civico religiosas de moros y cristianos que se han de celebrar en Banyeres en honor de su invicto patrono San Jorge martir ”. Mais celui de 1905 ne mentionne plus que les “ fiestas populares en honor de San Jorge Martir ”. Le “ populares ” disparaĂźtra Ă  son tour en 1912. Quant Ă  la mention de “ Moros y Cristianos ” dans le titre de couverture, elle ne refera sa rĂ©apparition dĂ©finitive qu’un demi-siĂšcle plus tard, en 1941. Partout, ces programmes se contentent d’annoncer avec prĂ©cision le dĂ©roulement des cĂ©rĂ©monies sans autre forme de commentaire. Dans les annĂ©es 1920-1930, cependant, une courte prĂ©sentation de la ville et de sa fĂȘte peut l’accompagner, ainsi que d’austĂšres publicitĂ©s destinĂ©es Ă  en assurer le financement. Mais c’est seulement dans les annĂ©es 1940-1960 que vont s’égrener les transformations progressives des simples programmes en bulletins illustrĂ©s pour prendre enfin la forme des Revues actuelles, d’abord dans quelques villes puis dans toutes celles qui dans les annĂ©es 1970-1990 prolongent, reprennent ou empruntent Ă  leur propre usage la tradition des fĂȘtes de Maures et chrĂ©tiens.

Si l’on peut avoir aujourd’hui l’impression que toutes les Revues se ressemblent, toutes ne sont pas sur un pied d’égalitĂ©. Il existe une hiĂ©rarchie entre elles, parfois explicite mais le plus souvent implicite. Elle s’ordonne d’abord suivant l’anciennetĂ© et l’importance de la fĂȘte concernĂ©e. Cette importance peut ĂȘtre due tout simplement Ă  la taille de la ville, qui permet des fĂȘtes plus spectaculaires, mais elle ne serait rien sans la valeur de rĂ©fĂ©rence reconnue Ă  la fĂȘte. Tel est le cas d’Alcoi . La consĂ©quence en matiĂšre de Revue, c’est qu’écrire dans la Revue d’Alcoi, c’est un peu Ă©crire dans la Revue officielle des fĂȘtes et nombre d’érudits locaux savent qu’ils n’y parviendront jamais. A l’inverse “ tout le monde ”, ou presque, peut Ă©crire dans la “ petite ” revue de sa ville ou de son village. Se met ainsi en place un rĂ©seau subtil qui fait que l’on peut retrouver des textes des “ grandes ” revues reproduits les annĂ©es suivantes dans les “ petites ”, souvent avec quelques lĂ©gĂšres modifications visant Ă  leur donner l’aspect du nouveau. Mais qu’importe : il s’agit aussi de bĂ©nĂ©ficier Ă  domicile des mĂȘmes commentaires sur tel ou tel Ă©lĂ©ment prĂ©sent dans la fĂȘte ou tel ou tel point d’histoire de la rĂ©gion. Par lĂ  mĂȘme ont pu se mettre en place des mĂ©canismes de rĂ©gulation dans le dĂ©roulement des fĂȘtes, dont certaines pouvaient avoir pris de “ mauvaises habitudes ”, pour les plus anciennes, ou s’ĂȘtre Ă©loignĂ©es par trop de la tradition, pour les plus rĂ©centes. Tout ceci aux yeux, et au rythme de la mise en place de l’U.N.D.E.F., la “ Union Nacional de Entitades Festeras de Moros y Cristianos ”, association des villes festeras qui veille au grain depuis le dĂ©but des annĂ©es 1970. Et ce n’est pas un hasard si une signature omniprĂ©sente dans toutes les revues sans distinction est celle de JosĂ© Luis Mansanet Ribes, licenciĂ© en droit, longtemps secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l’UNDEF et secrĂ©taire de l’Association San Jordi d’Alcoi. Sa collaboration n’est en aucune façon imposĂ©e, elle est au contraire recherchĂ©e par les rĂ©dacteurs locaux qui contribuent ainsi en retour Ă  renforcer son aura d’historien et de “ mainteneur ” quasi officiel de ces traditions. La prĂ©sence de telles voix officieusement autorisĂ©es Ă  cĂŽtĂ© des textes d’auteurs plus modestes, connus bien souvent des seuls habitants de la ville, loin d’ĂȘtre vĂ©cue comme une intrusion extĂ©rieure dans la fĂȘte locale, est au contraire un signe de plus de l’intĂ©rĂȘt et de la valeur irremplaçable de cette derniĂšre.

Car la Revue reste une initiative locale. Qu’elle soit directement Ă  la charge de la Commission des fĂȘtes ou d’un ComitĂ© de rĂ©daction qu’elle nomme Ă  cet effet, elle fonctionne dans la grande majoritĂ© des cas sur le modĂšle de l’appel Ă  contributions et Ă  la collaboration des bonnes volontĂ©s. Chaque compagnie doit ainsi, si elle n’a pas dĂ©jĂ  un porte parole attitrĂ© (le cronista dont nous reparlerons) dĂ©lĂ©guer l’un des siens, le plus souvent son prĂ©sident, afin qu’il accompagne d’un court texte le cahier photo consacrĂ© Ă  son groupe. Il en va de mĂȘme pour les responsables des associations culturelles qui signent parfois collectivement leurs contributions dans les pages qui leur sont rĂ©servĂ©es. Plus la ville est petite, plus les collaborations sont coĂ»teuses en efforts et en temps mais elles sont d’autant plus apprĂ©ciĂ©es, Ă  plus forte raison si elles sont exprimĂ©es dans un genre littĂ©raire “ noble ” comme la poĂ©sie. Les responsables des rĂ©dactions disent parfois quelle a Ă©tĂ© leur angoisse dans l’attente de contributions alĂ©atoires mais aussi leur satisfaction de voir reprĂ©sentĂ©es les moindres vellĂ©itĂ©s d’écriture dans des lieux oĂč n’abondent pas forcĂ©ment des professions et des individus pour qui l’écriture est une pratique familiĂšre. Cette floraison obligatoire a un effet entraĂźnant que l’on peut mesurer Ă  travers les textes de quelques rĂ©dacteurs occasionnels trĂšs Ă©loignĂ©s d’une telle pratique culturelle et qui finissent par y prendre goĂ»t. Mais ce peut ĂȘtre aussi un gage d’intĂ©gration, comme en tĂ©moigne le curĂ© de Biar. RĂ©cemment arrivĂ© dans ce gros village, en 1991, il se voit contraint et forcĂ© de donner un texte Ă  la Revue des fĂȘtes. Il s’exĂ©cute de mauvaise grĂące en rĂ©digeant une lettre dans laquelle il indique que, ses paroissiens lui ayant demandĂ© de visionner un enregistrement vidĂ©o des fĂȘtes, il s’y est refusĂ©, prĂ©fĂ©rant vivre les fĂȘtes en l’honneur de la Vierge “ como un Biarense mĂĄs ” (c’est le titre de son article) et ne doutant pas que leur ferveur serait Ă  la hauteur de ses espĂ©rances. Mais l’annĂ©e suivante, en 1992, il s’avoue totalement intĂ©grĂ©. La preuve : c’est avec passion qu’il livre Ă  la Revue le poĂšme que les fĂȘtes lui ont inspirĂ© : “ Lo que veĂ­a se hizo canciĂłn, pobre, pero canciĂłn que brotaba de mi alma cautivada por tanta belleza. AquĂ­ os la ofrezco a todos, mis queridos biarenses ”. Il publiera dĂ©sormais rĂ©guliĂšrement ses vers dans la Revue de l’annĂ©e. Et bien d’autres poĂštes ainsi sollicitĂ©s vivront la mĂȘme expĂ©rience. Ils se reconnaissent au genre choisi - la poĂ©sie en vers classique - et au registre dans lequel ils s’expriment : celui de la cĂ©lĂ©bration. Si le curĂ© cĂ©lĂšbre la Vierge, une foule d’autres poĂštes s’exercent Ă  cĂ©lĂ©brer tout ce qui doit l’ĂȘtre (la Reine des fĂȘtes, les Dames d’honneur, les Ambassadeurs, les Capitaines et les Porte-banniĂšres
) et tout ce qui peut l’ĂȘtre (la beautĂ© de la ville, l’émotion ressentie dans les fĂȘtes, le mystĂšre de la musique
).

Ainsi, les chroniques historiques et autres travaux d’érudition habituellement rĂ©servĂ©s aux sociĂ©tĂ©s savantes, les poĂšmes et essais littĂ©raires habituellement destinĂ©s aux plaquettes plus ou moins auto-Ă©ditĂ©es, les compte-rendus d’activitĂ©s diverses, les nĂ©crologies, Ă  peu prĂšs toutes les formes d’écriture prĂ©sentes sur la scĂšne locale mais sur des supports auparavant trĂšs divers semblent Ă  prĂ©sent n’avoir plus qu’un seul lieu d’expression : la Revue annuelle. Plus de decimetes, plus d’aleluias, ces billets volants dans lesquels les membres des compagnies ou leurs poĂštes attitrĂ©s cĂ©lĂ©braient le saint Patron et les capitaines, sans oublier les filles : les papillons tant attendus les premiers jours de fĂȘte sont dĂ©sormais Ă©pinglĂ©s dans les pages du lourd volume que chacun se doit de possĂ©der.

Comment rendre compte de cet ensemble bigarrĂ© ? Une approche statistique, aussi tentante soit-elle au vu de la surabondance de la production, serait trompeuse, car l’intitulĂ© des textes et la section dans laquelle ils sont rangĂ©s n’informent que de maniĂšre trĂšs lointaine sur leur contenu rĂ©el. Outre le fait que la montagne risque fort d’accoucher d’une souris , il n’y a pas de raison de mettre entre parenthĂšses l’approche ethnographique classique sous prĂ©texte que ce matĂ©riel serait nouveau et particulier. La Revue fait partie de l’objet complexe dĂ©signĂ© par le terme de “ FĂȘtes de Maures et chrĂ©tiens ”, elle appartient pleinement au terrain et doit ĂȘtre traitĂ©e comme telle. Tout en nous autorisant de la lecture de quelques milliers de pages, nous nous appuierons systĂ©matiquement sur les quelques fĂȘtes et les quelques villes que nous connaissons par ailleurs pour y avoir rĂ©alisĂ© un travail de terrain . Il s’agit donc de dĂ©rouler un fil qui traverse, non pas la seule Revue mais l’objet fĂȘte dans son ensemble. La publication annuelle n’est pas un simple Ă©crit qui accompagnerait la fĂȘte. Dans ses pages s’écrivent l’histoire de la fĂȘte et l’histoire du lieu en Ă©cho Ă  leur mise en scĂšne dans le rite festif. En retour, la Revue peut dire la norme ou mettre en exergue les points litigieux. C’est en se situant au cƓur de ce jeu de miroirs entre la Revue et la FĂȘte que les pages qui suivent se proposent d’interroger les enjeux et les modalitĂ©s de l’écriture d’une histoire autochtone.

FĂȘte et Histoire : la fabrique de l’autochtonie

Revenons Ă  Banyeres et reprenons la sĂ©rie des documents d’archives reproduisant les couvertures du bulletin-programme Ă  partir du moment oĂč il devient Revue. En 1943, pour la premiĂšre fois, la couverture est illustrĂ©e. Elle est ornĂ©e d’une vignette reprĂ©sentant saint Georges Ă  cheval terrassant le dragon. En 1944, la vignette devient une illustration pleine page. En 1945 apparaissent un cavalier maure et un cavalier chrĂ©tien engagĂ©s dans un combat Ă  l’épĂ©e. Cette illustration disparaĂźt pour rĂ©apparaĂźtre telle quelle en 1949. Alternent ensuite les saint Georges et les cavaliers. Ce dernier thĂšme domine Ă  partir de 1952, dĂ©clinĂ© de diffĂ©rentes façons et plus ou moins stylisĂ©. On notera que jamais le Maure n’est reprĂ©sentĂ© dans la position du dragon terrassĂ©, contrairement Ă  une multitude de tableaux et de sculptures prĂ©sents dans toute la PĂ©ninsule. Plus encore : en 1958, pour la premiĂšre mais non la derniĂšre fois, le Maure est reprĂ©sentĂ© seul, sous l’aspect d’un seigneur rĂ©citant des vers dans son palais au dĂ©cor oriental, sans aucun doute pour cĂ©lĂ©brer la ville de Banyeres qui s’étend Ă  ses pieds. DĂ©sormais, les images guerriĂšres disparaissent presque totalement au profit d’une imagerie romantique, indiffĂ©remment “chrĂ©tienne ” ou “ maure ” ou bien de scĂšnes figĂ©es oĂč les uns et les autres posent pacifiquement au pied du chĂąteau. Quand la photo remplace le dessin, Ă  la fin des annĂ©es 1960, des combattants rĂ©apparaissent mais d’une part ce sont surtout des Maures et, d’autre part, si un affrontement est reprĂ©sentĂ©, c’est toujours un Ă©pisode de combat ostensiblement simulĂ© qui est reproduit. L’évolution du thĂšme central de la fĂȘte tel qu’il apparaĂźt Ă  travers l’illustration principale de la Revue-programme ne souffre donc aucune ambiguĂŻtĂ© : ce n’est plus la victoire du camp chrĂ©tien sur l’ennemi maure qui est mise en avant. Le musulman n’a pas Ă  se sentir insultĂ© par la lance que Sant Jordi plante dans le Dragon “ perquĂš representa el BĂ© contra el Mal. I el Moro, com el CristiĂ , que obra amb sinceritat, tambĂ© lluita contra el Mal ” (Revista Banyeres 1995). Ce qui vaut pour Banyeres vaut aussi pour la plupart des autres villes dont nous avons pu parcourir les publications.

Ce phĂ©nomĂšne, dĂ©jĂ  bien observĂ© , a son pendant dans le contenu des articles traitant de l’expulsion des Maures du Royaume de Valence au Moyen-Age. Rien d’étonnant Ă  ce que cette pĂ©riode soit privilĂ©giĂ©e dans les Ă©tudes historiques qui parsĂšment les Revues puisque les fĂȘtes s’organisent autour de la commĂ©moration de la ReconquĂȘte. Ce sont souvent les noms des compagnies qui fournissent le prĂ©texte Ă  des recherches de la part d’amateurs Ă©clairĂ©s. La compagnie des “ Templarios ” de Biar est la compagnie chrĂ©tienne par excellence, celle dont on attend des dĂ©veloppements Ă©rudits sur l’Ordre cĂ©lĂšbre qu’elle est censĂ© Ă©voquer. La Revue de Biar, en effet, n’est pas avare d’explications sur les cĂ©rĂ©monies d’investitures, les rĂšgles et les mystĂšres des Templiers. L’Ordre, crĂ©Ă© en 1118 et introduit dans la PĂ©ninsule dix ans plus tard, Ă©tait destinĂ© Ă  rĂ©pondre Ă  l’expansion islamique par la Guerre Sainte contre les InfidĂšles. Le “ secrĂ©taire ” de la compagnie des Templarios prĂ©cise cependant que l’état d’esprit des Templiers en Espagne en gĂ©nĂ©ral et dans le pays Valencien en particulier Ă©tait bien diffĂ©rent : “ ya que mĂĄs de una vez el Papado se viĂł obligado a intervenir para incitar a los autĂłctonos a luchar contra los musulmanes en su tierra antes que ir a Tierra Santa ” (Revista Biar 1995). Plus prĂ©cis, celui qui signe du pseudonyme de Palloc de nombreux articles sur le sujet dans diffĂ©rentes revues pendant plusieurs annĂ©es de suite, explique que le roi Jaume I Ă©tait templier lui-mĂȘme, ou du moins qu’il avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© par ceux de l’Ordre et en partageait donc les valeurs : “ Jaume I que, des dels sis als nous anys, Ă©s educat al castell de MontsĂł pels Cavallers de l’Ordre del Temple de Jerusalem
 tĂ© la major ajuda i consells de dits Cavallers, en la conquesta del nostre estimat PaĂ­s ValenciĂ , ja que, dita Orde, buscava mĂ©s l’entendiment que no pas l’enfrontament, entre cristians i mahometans ” (Revista Biar 1991). C’est ce qu’ailleurs il appelle la force de la raison, opposĂ©e Ă  la raison de la force : “ Els templers buscaven, sempre que podien, la negociaciĂł, mĂ©s que no pas l’enfrontament. A mĂ©s, ells buscaven l’entendiment de les dues religions, sempre que podien. El Moro, desprĂ©s de la conquesta cristiana, continuava vivint, tolerant-se-li els seus costums i formes de vida ” (Revista Beneixama 1986). Cette lĂ©gende du roi templier, tolĂ©rant et protecteur des deux religions, fait fi de la soumission des populations conquises et oublie que le premier dĂ©cret d’expulsion Ă©dictĂ© par le bon roi date de trois ans Ă  peine aprĂšs la “ conquĂȘte ” de ce qui deviendra le royaume de Valence, mĂȘme s’il ne concernait pas exactement la rĂ©gion qui nous intĂ©resse ici. Il ne s’agit pas de commĂ©morer une tragĂ©die sanglante mais bien de cĂ©lĂ©brer la mĂ©moire de “ tots els qui som germans ” comme il est dit dans la revue de Beneixama de 1985 : “ mĂ©s que Festes, fem HistĂČria ! ”. Et “ faire Histoire ” entre frĂšres c’est se souvenir que l’on a hĂ©ritĂ© d’une mĂȘme terre et que cette “ parentĂ© de terre ” est aussi forte que la parentĂ© de sang : “ la mare i la terra en que s’ha nascut, estan per damunt, tenen prioritat : no eren les formes de religiĂł ni les ideologies (com ara creuen alguns) ” (Revista Beneixama 1985).

Les interprĂ©tations de cette Ă©tonnante fraternitĂ© peuvent ĂȘtre de plusieurs ordres. Il ne faut pas nĂ©gliger, dans le contexte de la mise en place des Autonomies au sein de l’Espagne devenue dĂ©mocratique, l’insistance quelque peu vengeresse sur un esprit de tolĂ©rance refusĂ© aux Castillans, voisins et adversaires (“ l’expulsiĂł Ă©s obra dels reis dits els CatĂČlics ” est-il prĂ©cisĂ©) Mais ce n’est pas lĂ  la seule raison. “ Faire Histoire ”, c’est remonter en quelque façon Ă  l’origine et par lĂ  affirmer son autochtonie. Or l’Histoire des historiens le dĂ©montre sans Ă©quivoque, cette rĂ©gion du Pays Valencien est une zone de repeuplement. L’anciennetĂ© rĂ©elle des lignĂ©es prĂ©sentes aujourd’hui dans la rĂ©gion ne remonte pas au-delĂ  de la pĂ©riode Ă©voquĂ©e dans les fĂȘtes. Leurs prĂ©dĂ©cesseurs musulmans Ă©taient eux-mĂȘmes venus d’ailleurs quelques siĂšcles plus tĂŽt. Pour rĂ©pondre Ă  la question : “ qui hĂ©rite de qui ? ”, il est sans doute prĂ©fĂ©rable de renverser l’expression employĂ©e plus haut selon laquelle “ nous avons hĂ©ritĂ© d’une mĂȘme terre ”. En rĂ©alitĂ©, c’est cette terre qui a hĂ©ritĂ© de “ nous tous ” et c’est en la servant que “ nos sangs ” se sont mĂȘlĂ©s. Cette interprĂ©tation n’a rien de forcĂ©, elle s’appuie sur les textes de nos historiens des fĂȘtes : “ Quan veiem molt difĂ­cil de trobar qui no tinga entre els seus ascendents un Mataix, un Belda o Alcaraç, reconeixem eixes gotes de sang mora que recorre les nostres venes i
 barreja de sang, arrebats a unes terres, nascuts a unes altres, mos convertix en presoners d’un afany per fer conĂšixer-se eixes terres, enriquint-les amb el seus valors ” (Revista Beneixama 1985) ; “ Per açĂČ, les nostres Festes tenen una força : Homenatgem els nostres ascendents cristians ; perĂČ tambĂ© eixa part de sang mora que recorre el nostre cos ” (Revista Beneixama 1986). Au tĂ©moignage traditionnel de la toponymie, Ă©paulĂ©e si nĂ©cessaire par de hardies remotivations (d’un lieu-dit “ el morer ”, par exemple, on oublie qu’il se rĂ©fĂšre Ă  l’arbre pour l’interprĂ©ter comme un autre nom de “ la morerĂ­a ”) vient s’ajouter celui de l’onomastique. L’exemple Ă©voquĂ© Ă  Beneixama est repris Ă  Biar quelques annĂ©es plus tard : “ Recordar el nostre passat i no menysprear al cultivador mussulmĂ , del nostre avis del poble de Biar, ja Ă©s una riquesa cultural : aquell ascendent nostre, Amed Aix que va haver de convertir-se com a Mataix o l’Al Belda que ens ha aplegat com a Belda, i tant altres que han fet que alguna gota de sang de les que recorren les nostres venes, siguen llavor islĂ mica, sembrada per aquells treballadors de la terra ” (Revista Biar 1995). Si l’évocation semble se limiter ici aux paysans convertis, c’est que le texte citĂ© rend hommage Ă  la compagnie paysanne des “ maserets ”. Mais les textes abondent oĂč le Maure est un habile ingĂ©nieur (le systĂšme d’irrigation a acquis le statut de chef-d’Ɠuvre emblĂ©matique du gĂ©nie “ arabe ”) mais aussi un seigneur amoureux de sa terre valencienne. On retrouve alors dĂ©clinĂ© dans diffĂ©rents registres “ pacifiĂ©s ” l’éloge enflammĂ© de la beautĂ© du pays (et de ses femmes) que le texte des Ambassades maures, Ă©crit au 19Ăšme siĂšcle, avait mis au service d’une revendication belliqueuse (bien que personne ne la perçoive plus comme telle) au cƓur de la fĂȘte. La question de la conversion elle-mĂȘme en vient Ă  disparaĂźtre : “ Biarut : quan mires el nostre castell, des de qualsevol lloc, pensa que sĂłn els ulls de moltes generacions que l’han contemplat i, en aplegar a dalt de la torre, la mirada, ha seguit cap al cel ; independentment de que, dins del cor, duguera la creu o la lluna ! ” (Revista Biar 1991). “ Poden guiar-nos Crist o Mahoma ; perĂČ, amb sinceritat,
 van al mateix Ser Suprem ! ” (idem).

Les cĂ©rĂ©monies officielles organisĂ©es pour la cĂ©lĂ©bration du 750Ăšme anniversaire de la ConquĂȘte de la Ville par le Roi Jaume I, dont les textes et discours ont Ă©tĂ© intĂ©gralement publiĂ©s dans la Revue de Biar en 1995, ne dĂ©mentent en rien cette orientation. InvitĂ© Ă  prononcer le “ Sermon de la ConquĂȘte ” (et non de la “ ReconquĂȘte ”, cela vaut d’ĂȘtre notĂ©), le curĂ© de la paroisse mentionnĂ© plus haut cĂ©lĂšbre sans ambiguĂŻtĂ© ce Roi qui : “ com a resultat d’aquesta conquesta, es va donar una fussiĂł molt positiva de pobles i cultures ”. Dans l’esprit de Vatican II, la seule Guerre Sainte invoquĂ©e est la guerre pour la Paix et la TolĂ©rance. Quant au maire de la Ville, il avoue avoir Ă©tĂ© longtemps rĂ©ticent Ă  l’idĂ©e mĂȘme de cĂ©lĂ©brer la ConquĂȘte chrĂ©tienne et celui que les livres d’histoire dĂ©signent comme l’ennemi vaincu devient dans la bouche du premier magistrat un AncĂȘtre malheureux : “ Una meravella es tambĂ© eixe castell tan airĂłs que rebrerem dels moros aquell dĂ­a de 1245, orgull de Biar, riquesa extraordinĂ ria que configura el nostre poble i que hui tambĂ© es el nostre protagonista, junt al seu Alcaid, Muça-AlmorĂ vit el mĂ©s antic biarut que coneixem i que va entregar les claus del castell (a la CorporaciĂł Municipal proposarĂ© en breu que se li dedique un paratge plaça o carrer) ”. Le President de les Corts Valencianes est le seul orateur Ă  ne faire aucune allusion Ă  la prĂ©sence maure, et le cahier spĂ©cial se termine par un texte Ă©crit par un collĂ©gien de 11 ans intitulĂ© : “ Carta al rei de tots els valencians (tant moros com cristians) ” !

Seigneurs et paysans mĂȘlĂ©s (comme l’est la grandeur de la ville Ă  l’éternelle valeur de la terre), les Maures appartiennent dĂ©sormais Ă  un Moyen-Age mythique remis en scĂšne chaque annĂ©e. L’une des particularitĂ©s des fĂȘtes valenciennes est cependant d’échapper au simple spectacle, fĂ»t-il celui que l’on se donne Ă  soi-mĂȘme. Chacun finit par intĂ©grer un pan de cette histoire collective mythifiĂ©e Ă  son histoire personnelle. Ainsi un Alcoian pourra-t-il rapporter dans la Revue des fĂȘtes de sa ville que, se trouvant Ă  JĂ©rusalem, il s’est rendu Ă  la mosquĂ©e d’Omar, l’un des trois grands lieux de pĂšlerinage de l’Islam et avouer “ AllĂ­ vaig recordar al nostre avantpassat AL-AZRAQ i preguĂ­ per ell. AllĂ­ on les tres religions d’un sols DĂ©u (encara que donant-li noms diferents) es reparteixen la fe dels creients vaig pensar en Alcoi en les seues festes i en la manera que la HistĂČria tracta la realitat
 (ja de menut) al mateix temps que disfrutava amb les ambaixades, on els parlaments de l’ambaixador cristiĂ  (hui encarnat meravellosament pel meu amic SalomĂł), feien que el pensament passara la barrera del temps ; en la fragor d’aquella batalla, jo veia els Alcoians musulmans intentant recuperar les cases, les terres i els rius que encara hui, ens donen vida
 Al temple musulmĂ  de Jerusalem, on diu la tradiciĂł que hi ha la roca on Mahoma pujĂ  al cel, reflexionava i espontĂ niament el meu pensament va creuar l’espai sideral buscant l’Ășnic DĂ©u i vaig resar per AL-AZRAQ
 Demande, per Ășltim, a qui corresponga, que el nostre poble reivindique el nom d’AL-AZRAQ i li dedique un monument, o per quĂš no, un Institut d’Estudis Arabs Valencians, al alcoia que preferĂ­ morir a les portes d’Alcoi, abans de malviure a terres dels moros granadins ” (Revista Alcoi 1995).

ParallĂšlement aux appels Ă  la pleine reconnaissance des ancĂȘtres musulmans, l’identitĂ© particuliĂšre que chaque compagnie du camp maure finit par acquĂ©rir dans les fĂȘtes trouve Ă  s’exprimer aussi hors de la fĂȘte. Ainsi telle dynastie ou telle tribu “ maure ” incarnĂ©e dans une compagnie finit-elle par explorer les lieux de son “ origine ” qui pour ĂȘtre festive et mythique n’en devient pas moins prĂ©gnante. Par exemple, des “ Omeyas ” de Biar ont longtemps rĂȘvĂ© d’aller hanter quelques heures l’Alhambra de Grenade. A l’occasion d’une rencontre festive en Andalousie, leur rĂȘve peut se rĂ©aliser en 1993. Ils nous livrent leurs sentiments au moment de pĂ©nĂ©trer dans le palais-forteresse : “ Mientras Europa estaba sumida en la barbarie de las guerras religiosas y dinĂĄsticas, nuestra tierra mora era un paraĂ­so de paz. Oasis lĂșcido, remanso de la cultura y de la civilizaciĂłn y en donde tan sĂłlo se luchaba, incruentemente, por el saber de las ciencias y de las artes, por el bien vivir y el mejor convivir
 En aquel paseo vivimos in illo tempore las andanzas de la sociedad y el modus vivendi de aquellos queridos antepasados nuestros ” (Revista Biar 1996).
DĂšs lors, on comprend mieux la prolifĂ©ration de deux types de textes dans les Revues. Tout d’abord les Ă©tudes concernant la vie quotidienne, les mƓurs et les coutumes de l’époque “ musulmane ”, en un mot “ el legado que nuestros antepasados (musulmanos y cristianos) nos dejaron ” (Revista Biar 1993). Du dĂ©tail de l’équipement guerrier aux moindres habitudes alimentaires, une Ă©rudition littĂ©ralement sans limites trouve Ă  s’exercer dans des centaines d’articles qui s’accumulent au grĂ© des dĂ©couvertes et des bonnes volontĂ©s. Un deuxiĂšme type de publications est plutĂŽt en rapport avec l’identitĂ© des compagnies. Ainsi les “ Marrocs ” de telle ville vont-il susciter des contributions sur la musique de ce pays ou un reportage sur la cĂ©lĂšbre place centrale de Marrakech. Un dĂ©tail du costume d’une nouvelle compagnie pourra entraĂźner un dĂ©bat sur son origine et donc un passage en revue des coiffes maghrĂ©bines connues. Ce n’est donc plus seulement l’Histoire, cet ailleurs dans le temps, mais aussi un monde autre, un ailleurs dans l’espace, qui est sollicitĂ© pour construire et affermir une identitĂ© nĂ©e de ce geste en apparence dĂ©risoire qui consiste Ă  “ s’habiller ” du costume d’un Autre soi-mĂȘme inventĂ© pour “ faire la fĂȘte ”. Cette prolifĂ©ration de bribes de savoirs et d’informations partielles a-t-elle une quelconque cohĂ©rence ou faut-il la prendre pour ce qu’elle est peut-ĂȘtre, une sorte de supplĂ©ment d’ñme culturel Ă  ce qui reste malgrĂ© tout un divertissement ? Pour rĂ©pondre Ă  cette interrogation il faut lire les nombreux textes qui glosent non plus l’Histoire ou tel ou tel fait de civilisation mais la fĂȘte elle-mĂȘme.

Continuité et authenticité

Restons Ă  Biar et intĂ©ressons-nous Ă  un moment important dans le dĂ©roulement de la fĂȘte : le Ball dels EspĂ­es (la Danse des Espions). Avant l’Ambassade maure qui prĂ©cĂšde la conquĂȘte du chĂąteau par les musulmans, un cortĂšge traverse la ville de part en part. Il accompagne l’effigie gĂ©ante de Mahomet : “ la Mahoma ”. Deux ensembles de festers bien distincts y participent : des couples de danseurs habillĂ©s de vieux vĂȘtements prĂ©cĂ©dĂ©s par un groupe comprenant deux ou trois clowns et des personnages en habit portant faux nez. Ces derniers se prĂ©cipitent Ă  travers la foule et mesurent des distances imaginaires consignĂ©es dans un Ă©norme registre. Un observateur extĂ©rieur a tĂŽt fait de voir dans les agissements de ce dernier groupe un Ă©pisode de carnaval. Ce n’est pas l’avis de Nofre, El del Cordell, chargĂ© depuis plus de vingt ans de “ mesurer ” le trajet qui sĂ©pare la Mahoma du chĂąteau tout en fouettant les espions rĂ©calcitrants. Il pense que son rĂŽle, malgrĂ© “ el buen humor y gracia que (le) caracteriza ” possĂšde une signification des plus sĂ©rieuses : “ El castillo en este momento estĂĄ en posesion del bando cristiano. Nosotros, con nuestros disfraces, a especie de ‘camuflajes’ nos acercamos al castillo permitiĂ©ndonos de esta forma tramar una buena estrategia y que el bando moro conquiste la plaza posteriormente ” (Revista Biar 1991). Le dĂ©calage entre le type d’action et l’explication “ sĂ©rieuse ” qui en est donnĂ©e a de quoi surprendre. Mais ce grand Ă©cart serait-il possible sans un autre effet de la fĂȘte et de son exĂ©gĂšse Ă©crite, tout aussi surprenant : l’intĂ©gration des producteurs d’un discours savant, y compris d’origine universitaire, dans la production Ă©crite locale autour de la fĂȘte et de l’histoire du lieu.

Dans l’exemple qui nous occupe, l’érudition universitaire vole au secours de l’interprĂ©tation populaire, mĂȘme si cela se fait en deux temps. Dans un premier temps, tirant une conclusion prudente d’un exposĂ© historique sur les soulĂšvement des Morisques contre l’occupant chrĂ©tien (en flagrante contradiction, notons-le au passage, avec la lĂ©gende de la co-existence harmonieuse et pacifique), l’auteure, se rĂ©fĂ©rant Ă  l’ensemble de l’épisode festif connu comme Ball dels EspĂ­es, s’autorise une pirouette pour faire sa place Ă  la tradition : “ AsĂ­, segĂșn la tradiciĂłn, mantenida por los sucesos histĂłricos acaecidos, el baile de ‘els espĂ­es’ conmemora las incursiones de los moriscos a la plaza de Biar. Al conquistarla Jaime I no los expulsa pero muchos de ellos deciden marcharse, para no convivir con el invasor, asentĂĄndose en las comarcas prĂłximas. Desde este nuevo emplazamiento hostigan con frecuencia a los nuevos dueños de sus antiguas posesiones mediante incursiones y pequeños asedios. La conmemoraciĂłn de estos intentos de reconquistar sus antiguos lugares es lo que, segĂșn la tradiciĂłn, darĂ­a lugar a la Fiesta ” (Anthropologue de l’UniversitĂ© d’Alicante, Revista Biar 1992). Deux ans plus tard, la prudence n’est plus de mise. L’interprĂ©tation sociologique de la fĂȘte par la mĂȘme universitaire valide la rĂ©fĂ©rence Ă  un fait historique qui n’est plus renvoyĂ© Ă  l’exĂ©gĂšse alĂ©atoire propre Ă  la tradition : “ Esta estructura tiene sus orĂ­genes en los tiempos en que Biar estaba en manos de los moros y es conquistada por Jaime I. No obstante, Jaime I no los expulsa, aunque los desposee de sus propriedades que son repartidas entre los nobles cristianos que lo acompañan. A partir de este momento se crea una sociedad de clases. Los moriscos son confinados a vivir en las afueras de la villa (arrabal), mientras que los nobles se instalan en los lugares privilegiados. Su instalaciĂłn no sĂłlo comporta presencia fĂ­sica sino tambiĂ©n su propria organizaciĂłn social y cultural. Els espies nos transmiten, desde la perspectiva de la inversiĂłn, un conflicto de la estructura social, manteniĂ©ndose hoy dĂ­a la esencia de esta participaciĂłn social a travĂ©s de las comparsas festivas de Moros y Cristianos. Es el bando moro el protagonista y organizador del ‘Ball dels EspĂ­es’ mientras que el bando cristiano se limita a ser espectador ” (mĂȘme auteur, Revista Biar 1994).

Ce processus est exemplaire d’une double lĂ©gitimation. Le “ sĂ©rieux ” d’un Ă©pisode lui vient, si l’on en croit ses acteurs et quelles que soient les apparences, de la fonction motivĂ©e qu’il occupe dans le dĂ©roulement d’une sĂ©quence majeure de la fĂȘte, ici incluse dans la reprĂ©sentation de la conquĂȘte du chĂąteau par les Maures. De surcroĂźt, ce sĂ©rieux est lĂ©gitimĂ© par le discours Ă©rudit d’une universitaire qui non seulement finit par le rattacher Ă  un Ă©tat de fait donnĂ© pour rĂ©el de l’époque mĂ©diĂ©vale mais qui, de plus, n’hĂ©site pas Ă  lui donner un ancrage social dans la ville contemporaine. Qui douterait dĂ©sormais de la profondeur des racines qui attachent le Ball dels espĂ­es Ă  la ville de Biar, Ă  son ĂȘtre et Ă  son histoire ? En un mot qui oserait encore douter de ce qu’il faut bien appeler son “ authenticitĂ© ”, c’est Ă  dire Ă  la fois sa vĂ©racitĂ© et sa lĂ©gitimitĂ© ? L’acte d’authentification auquel nous venons d’assister est Ă  l’évidence l’une des fonctions dĂ©volues Ă  la Revue des FĂȘtes. Certes, ce n’est pas un discours dĂ©libĂ©rĂ©ment argumentĂ© qui s’emploierait Ă  justifier en miroir telle sĂ©quence ou tel Ă©lĂ©ment de la fĂȘte en le rapportant Ă  tel Ă©pisode de l’histoire (le mĂ©canisme fonctionne dans les deux sens) mais dans ce creuset de savoirs apparemment disparates et sans liens entre eux que constitue la Revue se met en place progressivement (par accumulation pourrait-on dire) une doxa implicite qui finit par faire autoritĂ©.

Ce que nous savons de ce cas particulier est aussi valable pour d’autres personnages essentiels. Les Ambassadeurs, par exemple, Ă  qui les Revues des FĂȘtes rĂ©servent un traitement de faveur. Une photographie de l’Ambassadeur Ă  cheval ouvre presque toujours la section de la Revue-programme consacrĂ©e Ă  chaque camp et il n’est pas rare que plusieurs autres, sorties des archives ou datant de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente accompagnent un court texte consacrĂ© aux Ambassades ou aux Ambassadeurs. Ces acteurs essentiels de la fĂȘte appartiennent en gĂ©nĂ©ral “ depuis toujours ” Ă  une mĂȘme compagnie dans le camp maure et dans le camp chrĂ©tien. On y dĂ©clare organiser des Ă©preuves afin de choisir le plus apte Ă  “ interpretar la embajada ”, c’est Ă  dire Ă  dĂ©clamer le texte par cƓur selon les canons de la tradition, ces façons de dire et de faire Ă  la fois reconnaissables et indĂ©finissables qui caractĂ©risent ce type de “ rĂ©citation ”. En rĂ©alitĂ©, celui qui rĂ©ussit Ă  ĂȘtre habitĂ© une premiĂšre fois par le rĂŽle restera ambassadeur jusqu’à ce qu’il n’ait plus la force physique de l’incarner. Il est le garant de la continuitĂ© d’une tradition qui passe Ă  travers lui. Comme le dit l’Ambassadeur chrĂ©tien de Biar : “ Cuando estoy montado en el caballo, y al oĂ­r sonar los clarines que anuncian la embajada, me meto de lleno en el papel que voy a desempeñar, de forma que parezco otra persona que ni yo mismo conozco. No exagero : tengo que hacerlo bien, siguiendo a mis predecesores, pues mejorar lo que ellos hacĂ­an es impossible ” (Revista Biar 1991). Ces prĂ©dĂ©cesseurs ont si pleinement assumĂ© leur charge qu’ils n’ont Ă©tĂ© que quatre au cours du siĂšcle. Le premier dont le nom est connu a cessĂ© ses fonctions en 1905. Le deuxiĂšme lui a succĂ©dĂ© pendant quatorze ans, de 1906 Ă  1920, le troisiĂšme trente quatre ans, de 1921 Ă  1955 et le quatriĂšme vingt six ans, de 1956 Ă  1982, l’ambassadeur actuel Ă©tant en place depuis 1983. Quand un ancien ambassadeur meurt, l’ambassade de l’annĂ©e est prĂ©cĂ©dĂ©e d’un court Ă©loge funĂšbre prononcĂ© devant la foule par son successeur puis, en prĂ©sence du Maure et du chrĂ©tien Ă  cheval, le prĂȘtre de la paroisse fait dire quelques priĂšres pour tous les ambassadeurs disparus.
A Biar, la continuitĂ© passe par la longĂ©vitĂ© des Ă©lus qui, une fois choisis pour le rĂŽle (ou plutĂŽt choisis par le rĂŽle), l’incarnent “ pour la vie ”. La charge hĂ©rĂ©ditaire ou du moins transmise Ă  l’intĂ©rieur de la proche parentĂ© est une autre option . A Banyeres notamment, les ambassadeurs maures ont toujours appartenu Ă  la mĂȘme famille connue sous son nom de maison : del Mas. Quant aux ambassadeurs chrĂ©tiens ils combinent les deux systĂšmes : le dernier d’entre eux a hĂ©ritĂ© la fonction de son pĂšre aprĂšs la guerre et il l’exerce depuis plus de cinquante ans ! Les ambassadeurs sont des personnages importants dans l’histoire de la fĂȘte, mĂȘme si leur rĂŽle dans l’histoire de la ville est pure invention. Il faut rappeler que le texte des ambassades date Ă  peine de la fin du 19Ăšme siĂšcle mais cette profondeur historique Ă  portĂ©e d’une mĂ©moire d’homme (les ambassadeurs interrogĂ©s tiennent Ă  prĂ©ciser le nom de leur prĂ©dĂ©cesseur auquel le texte original aurait Ă©tĂ© “ donnĂ© ”) est prĂ©cisĂ©ment la mesure du temps depuis lequel la fĂȘte existe sous sa forme actuelle. Tous les regards sont donc fixĂ©s sur l’ambassadeur mĂȘme si le texte qu’il rĂ©cite est Ă©coutĂ© d’une oreille plutĂŽt distraite. C’est la maniĂšre de l’interprĂ©ter qui compte et l’émotion naĂźt Ă  des moments trĂšs prĂ©cis que chacun reconnaĂźt. Ainsi l’ambassadeur incarne-t-il la fĂȘte et si “ lo hace bien ”, une fois de plus, au-delĂ  de et Ă  travers la performance de l’individu choisi, la continuitĂ© sera assurĂ©e.

On comprend mieux, Ă  travers ces deux exemples en apparence si diffĂ©rents, l’importance de personnages emblĂ©matiques dans la fĂȘte et, simultanĂ©ment, l’importance de la place qui leur est faite dans la Revue. Il est cependant un personnage plus discret, quoique omniprĂ©sent, qu’il est temps de prĂ©senter car il dĂ©tient la clĂ© de tous les autres. Le traitement particulier d’une anomalie dans le dĂ©roulement des ambassades va nous permettre de l’introduire. A Biar, en effet, quand l’ambassadeur attitrĂ© est indisponible pour cause de dĂ©cĂšs d’un proche ou de maladie, c’est un fester extĂ©rieur Ă  la compagnie qui doit reprendre sa fonction, comme s’il fallait marquer Ă  tout prix que le rĂŽle est primordial et ne peut ĂȘtre la propriĂ©tĂ© collective de la compagnie qui en a “ hĂ©ritĂ© ”. Les rares fois oĂč cela est arrivĂ©, les heureux Ă©lus se sont acquittĂ© de leur tĂąche “ con dignidad y maestrĂ­a ” et leur nom est restĂ© dans la mĂ©moire des festers (Revista Biar 1991). Mais Ă  Banyeres, c’est un tout autre personnage qui a assumĂ© Ă  deux reprises la fonction de remplaçant : le cronista de la compagnie. Il supplĂ©e Ă  une indisposition physique soudaine du titulaire en 1973. Mais en 1969, c’est pour une tout autre raison qu’il est devenu l’ambassadeur chrĂ©tien de l’annĂ©e : l’ambassade a lieu pour la premiĂšre fois non pas devant le chĂąteau de bois mais au pied du chĂąteau de pierre restaurĂ© et la sĂ©quence est retransmise en direct par la TĂ©lĂ©vision Espagnole. L’irruption de ce personnage mĂ©rite que l’on s’y attarde. Qu’est-ce qui qualifie le cronista pour jouer un rĂŽle aussi emblĂ©matique Ă  un moment aussi particulier ?

Le temps de la chronique

Pour le comprendre, il faut porter le regard au-delĂ  des fonctions officielles de rĂ©dacteur qui dĂ©finissent le cronista pour s’intĂ©resser aux multiples activitĂ©s qu’il dĂ©ploie aussi bien en tant que fester dans le camp chrĂ©tien qu’en tant qu’érudit et historien au service de la fĂȘte en gĂ©nĂ©ral. S’agit-il de concevoir un nouveau costume de la Comparsa de Cristianos, en 1963 ? “ Se lleva a cabo una pequeña reforma al traje oficial 
 y escudo bordado al pecho en lugar de la cruz que unas eran de galĂłn y otras de metal, todo ello bajo la idea de (el cronista) quien diseñó el escudo dibujĂĄndolo Juan D., El Pintoret. Este escudo consiste en un San Jorge dentro de otro escudo mĂĄs reducido, el cual sostiene dos leones rampantes ”. La vraie raison de cette intervention “ artistique ” nous est donnĂ©e par le cronista lui-mĂȘme : “ La verdad es que existĂ­an algunos trajes que daba pena verlos por su abandono, motivando la uniformidad y a la vez consiguiendo autonomĂ­a a la hora de vestirse, lo que llevĂł a la reforma inicial del traje festero ”. Son intervention avait donc un double but : imaginer une symbolique reconnaissable et l’imposer de maniĂšre uniforme pour assurer Ă  la compagnie une tenue plus rigoureuse dans la fĂȘte. Nouvelle intervention en 1971. Le costume doit gagner en “ funcionalidad y colorido ” et surtout se dĂ©barrasser des “ alpargatas ” qui ne conviennent pas Ă  des chevaliers chrĂ©tiens du moyen-Ăąge. Un dĂ©bat s’engage dans la compagnie et l’essentiel de la rĂ©forme est adoptĂ©. Pas intĂ©gralement cependant, au grand regret du cronista : “ Lo que es una espina que todavĂ­a tengo clavada, son los pantalones, pues en el diseño que Rafael Guarinos nos dibujĂł segĂșn mis indicaciones, la indumentaria era con cota malla pero a instancias del CapitĂĄn de aquel año y por votaciĂłn mayoritaria se implantĂł el pantalon democrĂĄticamente ” . Le promoteur d’un esprit rĂ©solument “ historique ” a dĂ©cidĂ©ment bien du mal Ă  imposer ses vues face Ă  ce qu’il appelle lui-mĂȘme la nostalgie du “ traje antiguo ” auquel les festers restent attachĂ©s malgrĂ© son anachronisme. En 1982, le cronista Ă©crit les paroles de ce qui deviendra l’hymne officieux de la compagnie : le pasodoble “ Els Cristians ”. Il inaugure Ă  cette occasion le rite solennel de la remise de parchemins qui accompagnera dĂ©sormais les moments marquants de la vie de la comparsa. Les deux premiers sont offerts au musicien qui a composĂ© le pasodoble et Ă  la banda de mĂșsica qui l’interprĂšte pour la premiĂšre fois. En 1987, un nouvel Ă©cu au dessin plus simple est proposĂ© par les dirigeants de la comparsa comme signe distinctif courant susceptible d’ĂȘtre apposĂ© sur toute piĂšce de vĂȘtement. Du mĂȘme coup, l’écu conçu naguĂšre par le cronista, bien loin d’ĂȘtre Ă©cartĂ©, ornera “ el traje oficial ” qui servira dĂ©sormais de rĂ©fĂ©rence. Cette entreprise, volontaire, de normalisation et de prĂ©servation du “ cachet ” historique de la fĂȘte , ici exercĂ©e dans le cadre d’une compagnie, rejoint la fonction officielle du cronista qui doit dĂ©crire et commenter pour l’annĂ©e en cours le dĂ©roulement de la fĂȘte de l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente. C’est donc au titre de ses deux fonctions, que le cronista s’est trouvĂ© qualifiĂ© pour remplacer en 1969 ce personnage irremplaçable qu’est l’ambassadeur chrĂ©tien. Pour cette mission “ historique ”, aux deux sens du terme, qui consistait Ă  dĂ©placer les actes traditionnels vers le chĂąteau de pierre et Ă  donner Ă  voir la fĂȘte de Banyeres au monde extĂ©rieur, un cronista ne pouvait qu’avoir la prĂ©Ă©minence.

Mais qu’en est-il du cronista en tant que producteur d’écrit ? Celui de la Ville occupe des fonctions d’historien qui, paradoxalement, peuvent ĂȘtre modestes dans une grande citĂ© oĂč les fonctions de rĂ©daction sont dĂ©multipliĂ©es, et relativement importantes dans des petites villes oĂč une seule personne peut rassembler de multiples activitĂ©s d’écriture au service de la CommunautĂ©. Le cronista de la fĂȘte peut ĂȘtre aussi cronista de la ville mais sa fonction principale dans la fĂȘte consiste Ă  en dĂ©crire le dĂ©roulement. TrĂšs attendue, sa chronique peut comporter des critiques mĂ»rement rĂ©flĂ©chies pouvant donner lieu Ă  un dĂ©bat. C’est le cas notamment Ă  Alcoi, fĂȘte-modĂšle qui ne doit pas Ă©chapper au contrĂŽle de ses organisateurs : la chronique, Ă  la charge du cronista de l’AssociaciĂł de Sant Jordi, doit ĂȘtre lue devant l’assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale ordinaire deux mois environ aprĂšs la fĂȘte pour qu’elle puisse figurer, approuvĂ©e par un vote, en ouverture de la Revue de l’annĂ©e suivante. Le cronista doit donc Ă  la fois dire la fĂȘte et dire la norme. Mais il est souvent prĂ©sent bien au-delĂ  de ces fonctions officielles, soit Ă  travers une Ă©criture personnelle, que nous ne ferons qu’évoquer ici, soit en exerçant, outre de multiples interventions au service de la fĂȘte ou de sa propre compagnie, de multiples activitĂ©s d’écriture dĂ©finies prĂ©cisĂ©ment par leur appartenance au genre de la crĂłnica. C’est ce genre lui-mĂȘme qu’il nous faut maintenant interroger.

Nous enfermer dans le cadre strict de la Revue nous empĂȘcherait de saisir l’enjeu d’une telle Ă©criture. Il est donc nĂ©cessaire de donner briĂšvement une vision d’ensemble de cette activitĂ© en un lieu prĂ©cis afin d’en saisir les conditions et les prolongements. Nous resterons Ă  Banyeres, puisque cet exemple nous est devenu familier. Dans les annĂ©es 1980, un “ Grup Cultural d’InvestigaciĂł ” qui se dit mu par “ la inquietud por recuperar nuestro pasado ” entreprend un “ Estudio HistĂłrico-GeogrĂĄfico y Cultural de la Villa ” qui paraĂźt sous ce titre en 1986 . La rĂ©fĂ©rence Ă  l’Histoire y est primordiale : “ Somos conscientes de que en buena lĂłgica el aspecto geogrĂĄfico deberĂ­a aparecer en primer lugar, no obstante abrimos la publicaciĂłn con la Historia, por la importancia que tiene la recuperaciĂłn de la misma ante la casi total desapariciĂłn de nuestros archivos ” (p.7). Cette absence de documents sera compensĂ©e par l’exploration des archives d’autres lieux. La section historique, qui ouvre donc le volume, traite l’histoire de la ville de maniĂšre chronologique mais elle s’arrĂȘte au seuil du 19Ăšme siĂšcle. La pĂ©riode contemporaine, jusqu’au cƓur du 20Ăšme siĂšcle, n’apparaĂźtra que de maniĂšre thĂ©matique dans la troisiĂšme et derniĂšre section du livre consacrĂ©e Ă  l’ “ Aspecto socio cultural ”. L’ “ Aspecto histĂłrico ” est classĂ© sous trois rubriques seulement : “ Bañeres Feudal ”, “ PerĂ­odo de dependencia de Bocairente ” et “ Guerra de SucesiĂłn ”. Sans nous Ă©tendre sur le dĂ©tail de ce dĂ©coupage, il est Ă©vident que cette entreprise d’érudition, outre sa fonction utile de mise Ă  jour d’archives jusque-lĂ  inaccessibles, poursuit aussi, consciemment ou pas, un double but : “ oublier ” les conflits sauf un, celui qui oppose aujourd’hui encore Banyeres, pour des questions d’irrigation et de droits d’usage d’un cours d’eau, Ă  son ancienne suzeraine Bocairent. Des documents mĂ©diĂ©vaux, nos historiens dĂ©duisent : “ Primero, la importancia de Banyeres y Serrella, como punto estratĂ©gico, por su situaciĂłn en la zona fronteriza entre los Reinos de Castilla y AragĂłn. Segundo, la existencia de los castillos de Banyeres y Serrella, por lo que se puede afirmar el origen ĂĄrabe de los mismos ” (p.29). Des guerres du 19Ăšme et du 20Ăšme siĂšcle il n’est nullement question. Par contre, la section historique y insiste dans sa conclusion : “ Recordemos que hoy somos un pueblo gracias al tesĂłn de nuestros antepasados que, como hemos visto en el capĂ­tulo correspondiente, no se cansaron de pleitear, a lo largo de casi doscientos años, hasta conseguir la separaciĂłn de Bocairent, por lo que confiamos en que algĂșn dĂ­a, no lejano, Banyeres continue este pleito y se dicte una sentencia justa ” (p.110) !

La section “ culturelle ” qui fait pendant Ă  la section “ historique ” ressemble fort aux recueils d’articles disparates qui prennent place dans la Revue des fĂȘtes. Il y est question du chĂąteau, de l’église, de l’enseignement, de la banda de MĂșsica, du thĂ©Ăątre, des Hommes Illustres du lieu et, bien sĂ»r, de la fĂȘte. Dans les quelques pages qui en traitent se glissent deux brefs passages exemplaires du traitement (ou plutĂŽt du non traitement) des conflits majeurs ayant dĂ©chirĂ© la CommunautĂ©. L’épisode de l’opposition de la MunicipalitĂ© rĂ©publicaine Ă  la prĂ©sence de la procession religieuse dans la fĂȘte et les dĂ©bats que cette attitude a provoquĂ© est certes traitĂ© en quelques paragraphes. Mais le sort fait Ă  la pĂ©riode de la Guerre Civile est significatif. Ce fut un temps pendant lequel “ no hubo fiestas ” et cependant c’est la survie cachĂ©e de la fĂȘte et de ses emblĂšmes qui, malgrĂ© les dĂ©chirements sanglants sur lesquels est fait le silence le plus total, a maintenu la continuitĂ© de la CommunautĂ© : “ Queremos rendir homenaje, sin entrar en valoraciones polĂ­ticas, a aquellos festeros que aĂșn con el riesgo de perder su vida, no dudaron en esconder y guardar, antes de quemarlos, banderas trajes y demĂĄs objetos de las comparsas. SerĂ­an incontables los testimonios de festeros y paisanos que en este tiempo de guerra, cuando llegaba el 23 de abril, se las ingeniaban para homenajear al PatrĂł Sant Jordi ; cirios que se incendĂ­an delante de estampas escondidas, mujeres con la cesta de la compra y hombres con el aire distraĂ­do que a la hora precisa realizaban el tradicional recorrido de la procesiĂłn, etcĂ©tera ” (p.217). La description de ces pratiques continuĂ©es dans la clandestinitĂ© Ă©voque une dĂ©votion cachĂ©e en pĂ©riode de persĂ©cution, mais aussi l’épisode lĂ©gendaire de la sauvegarde des objets religieux et des images des saints lors des invasions musulmanes, reprĂ©sentĂ© dans certaines fĂȘtes. Il semble que la rumeur populaire ne s’y soit pas trompĂ©e : “ En cuanto a la imagen de Sant Jordi el Vellet, hay rumores que dicen que no fue quemada, ya que no era de madera, por lo que fue escondida. La CofradĂ­a de Sant Jordi estĂĄ haciendo Ă­mprobos esfuerzos por tratar de recuperarla, con resultados, hasta hoy, negativos ” (idem). Nous retrouvons lĂ  l’idĂ©e d’une continuitĂ©, de la permanence d’un fil insĂ©cable qui relie les gĂ©nĂ©rations les unes aux autres malgrĂ© les Ă©preuves, toujours provoquĂ©es par une “ folie ” extĂ©rieure Ă  la CommunautĂ©.

Cette continuitĂ©, si elle est exprimĂ©e dans le contenu de la chronique historique, l’est plus encore dans sa forme et dans les marques discursives qui en font un genre bien particulier. Du fait qu’elle est “ historique ”, elle consiste principalement en la publication selon un ordre chronologique (uniquement, bien entendu, pour les pĂ©riodes prises en compte) de tous les documents rencontrĂ©s dans les archives. MĂȘme si l’intĂ©gralitĂ© du texte est impossible Ă  reproduire, ce sont de trĂšs larges extraits qui sont donnĂ©s, toujours au-delĂ  de la seule mention nĂ©cessaire Ă  l’appui d’une argumentation ou Ă  l’établissement d’une preuve. D’un acte de vente, par exemple, on ne cite pas seulement l’extrait Ă©tablissant sa date, ses conditions et ses dispositions mais bien plusieurs pages inutiles Ă  l’argumentation mais utiles, prĂ©cisĂ©ment, Ă  sa reconnaissance comme “ document historique ”. Car ce qui fait la valeur, en derniĂšre instance, de cette production, c’est aussi, par un effet propre de l’accumulation, la manifestation de l’existence et de la lĂ©gitimitĂ© d’une histoire locale. Il est important de noter que cela ne vaut pas seulement pour les sections “ historiques ” des publications Ă©rudites mais bien pour toutes les rubriques Ă  partir du moment oĂč elles mettent en jeu un rapport au temps. S’agit-il du thĂ©Ăątre de la ville ? Quelques lignes de prĂ©sentation Ă©voquant l’importance de cet art et l’amour que lui ont toujours portĂ© les habitants du lieu sont aussitĂŽt suivies par le texte d’une lettre manuscrite de son fondateur donnant la liste exhaustive des premiers membres de l’association Ă  l’origine de sa fondation. Vient ensuite une prĂ©sentation chronologique, depuis les origines, des diverses transformations, dĂ©cisions et rĂ©novations qui ont marquĂ© l’existence tant du bĂątiment que des compagnies d’amateurs qui l’ont animĂ©. Avec, toujours, de longues listes de noms recopiĂ©s. Ne manquent ni le jour prĂ©cis ni le montant exact de la recette, lorsqu’il est connu :

“ 26-XII-1898 : El Trovador ; recaudaciĂłn, 50 reales de vellĂłn Beneficiencia y 45,40 reales de vellĂłn, Compañia.
23-IV-1899 : La HuĂ©rfana ; Beneficiancia 250 reales de vellĂłn y Compañia 238,25 reales de vellĂłn
 ” (p.264).


Il est temps de prĂ©ciser que, si nous nous sommes Ă©loignĂ©s de la Revue des fĂȘtes comme support, nous en sommes restĂ©s trĂšs proches de par l’identitĂ© des membres du “ Grup Cultural d’InvestigaciĂł ”. Ses deux principaux animateurs sont en effet au nombre des rĂ©dacteurs les plus assidus de la Revue de Banyeres : le cronista dĂ©jĂ  longuement citĂ© et un autre cronista Ă©minent, celui de la compagnie des Moros Vells, “ l’une des deux plus anciennes de Banyeres ”. Ce n’est bien entendu pas un hasard s’ils se sont unis dans cette entreprise. Elle est prolongĂ©e dans les annĂ©es 1990 par un autre exercice d’écriture qu’ils rĂ©aliseront non pas ensemble mais parallĂšlement. En 1993, nous l’avons vu, le premier, devenu entre-temps cronista oficial de las fiestas publie son Historia de la Comparsa de Cristianos. Quant Ă  son collĂšgue “ maure ”, lui aussi historien amateur, il publie l’annĂ©e suivante un ouvrage intitulĂ© simplement Moros Vells , dont il suffit de lire la table des matiĂšres pour s’apercevoir que la “ CronologĂ­a Festera ” y occupe 290 pages sur 335. Ce sont donc bien deux “ histoires ” qui nous sont donnĂ©es Ă  lire ou, pour ĂȘtre plus exact, deux chroniques parallĂšles de la fĂȘte de Banyeres. AprĂšs une prĂ©sentation succincte des fĂȘtes de Moros y Cristianos en gĂ©nĂ©ral, des origines de la fĂȘte locale et de la dĂ©votion Ă  Sant Jordi, hommage est rendu aux ambassadeurs et aux individus qui ont fait honneur Ă  tel ou tel rĂŽle (sargento, capitĂĄn, cabos, mĂșsicos
). Certaines sĂ©quences de la fĂȘte sont Ă©galement mises en relief. Mais l’essentiel reste la chronique, annĂ©e aprĂšs annĂ©e, des Ă©vĂ©nements, le plus souvent infimes et rĂ©pĂ©titifs, qui ont marquĂ© le dĂ©roulement de la fĂȘte du point de vue de chacune des compagnies. On ne peut en donner une idĂ©e sans citer un exemple. Soit donc une annĂ©e “ banale ”, pareille Ă  des dizaines d’autres, dont la chronique est empruntĂ©e Ă  l’ Historia de la Comparsa de Cristianos :

“ Año 1952. – Como CapitĂĄn luciĂł galas el gran festero JosĂ© Calatayud Albera, Pepe Sensio, quien teniendo a sus hijas como Abanderadas y a su hijo Capitanet, contando con el apoyo de su esposa, dejĂł constancia de su amor por San Jorge y por la Fiesta.
Tuvimos la Banda de Alfafara bajo la batuta de D. JosĂ© MarĂ­a Vicedo por 1.780 pesetas, costando el alojamiento de los mĂșsicos 3.325 pesetas, a razĂłn de 175 pesetas cada uno de ellos.
En este año un litro de cafĂ© licor costaba 11 pesetas, uno de coñac 14 pesetas y uno de paloma 20 pesetas, adquirido en la bodeguita que en la calle Serrella tenĂ­a Juan Montesinos Molina, l’Alguazil. El anis seco El AgĂŒelo al precio de 21 pesetas y la absenta a 15,75 pesetas se adquiriĂł en aquella expendedurĂ­a tan popular de bebidas alcohĂłlicas, que regentaban Enrique Molina FrancĂ©s, Madama, y su esposa Milagros PicĂł, La Rojeta.
El recibo de fiesta se fijĂł en 60 pesetas.
En la Fiesta de la Reliquia la Banda de Banyeres cobrĂł 150 pesetas con cada comparsa como lo venĂ­a haciendo.
La Reliquia costĂł a cada cristiano 25 pesetas.
De este año tenemos dos anécdotas que nos pueden situar en la economía del momento :
La tradición de nuestra escuadra de desfilar con los escudos de madera pintados por el Maestro Martínez a finales del pasado siglo y que como una joya conservamos, hizo que se necesitaran mås escudos para formar una segunda escuadra, lo que llevó a la directiva a solicitar de Juan Doménech, el Pintoret, la realización de ocho nuevos escudos copia de los del Maestro Martínez, costando la madera de los mismos y las espadas 600 pesetas, y de pintarlos 1.000 pesetas.
Este mismo año aparece la confección de un traje de cristiano seguramente destinado al sargento con los apuntes siguientes :
1,21 metros de tela roja a 112 ptas








...








..135,52 ptas
1,30 id. de tela blanca a 187 ptas

...
.















243,52 ptas
[etc
, etc
] -----------------------------------------------
Total el coste del traje







.














.1.451,35 ptas
En 1953 fue Capitán Gregorio
[etc
]
 ”


Outre la mention, obligatoire, des charges honorifiques de la comparsa, nous retrouvons cette Ă©trange manie des listes avec le dĂ©compte, au centime prĂšs, des prix d’un nombre Ă©tonnant de choses pour nous insignifiantes, qui semblent recopiĂ©s d’une liasse de reçus. Cependant, Ă  y regarder de plus prĂšs, ce ne sont pas les prix qui importent, mĂȘme si Ă  l’évidence, leur prĂ©cision produit un effet de vĂ©racitĂ© tout en nous renvoyant Ă  des documents “ d’époque ” (le rĂ©dacteur y insiste en soulignant que se trata de situarnos “ en la economĂ­a del momento ”). Ce qui importe vraiment, c’est la liste des noms. Si le prix du cafĂ© licor nous permet de situer l’annĂ©e 1952 par rapport au moment prĂ©sent de la lecture du texte, le fait important est qu’on se le procurait Ă  l’époque “ en la bodeguita que en la calle Serrella tenĂ­a Juan Montesinos Molina ”, ce qui permet de faire exister Ă  nouveau et la bodeguita, et la calle Serrella, et Juan Montesinos Molina. Ou plutĂŽt “ l’Alguazil ”, car tous les noms patronymiques sont suivis du surnom, de cet apodo qui signale l’autochtonie tout en campant un personnage tel qu’il est inscrit dans la mĂ©moire populaire. La mention de la rĂ©alisation des neuf nouveaux escudos par El Pintoret, quant Ă  elle, donne l’opportunitĂ© au cronista d’évoquer pour la Ă©niĂšme fois dans son livre la figure du Maestro MartĂ­nez, dont le surnom est oubliĂ© au profit du titre honorifique qui lui permet de figurer dans la galerie, sans cesse ravivĂ©e, des Banyeruts amb nom propi.

Le deuxiĂšme Ă©lĂ©ment essentiel de la chronique de la comparsa (de la “ cronologĂ­a festera ”), ce sont les illustrations. Pour en rester Ă  notre exemple, les illustrations y sont distribuĂ©es comme suit : tout d’abord, la premiĂšre page de couverture de la Revue des fĂȘtes de 1952, puis huit photos de festers en costume oĂč se trouvent prĂ©sents les membres de la famille qui assure les charges de CapitĂĄn et d’Abanderada mĂȘlĂ©s Ă  d’autres “ autoritĂ©s ” comme l’Ambassadeur chrĂ©tien ou aux capitaines des autres comparsas mais aussi Ă  des “ anonymes ” (qui ne le sont pas vraiment puisqu’ils sont nommĂ©s par leurs apellidos et leur apodo). Une derniĂšre illustration, enfin, reprĂ©sente un “ grupo de cristianos ” rĂ©unis le 25 avril, ce qui permet incidemment de faire figurer une trentaine d’autres membres de la Comparsa. Ce dispositif se rĂ©pĂšte au long des annĂ©es. Parfois viennent s’y ajouter des fac-similĂ©s de documents, feuilles volantes ou piĂšces d’archives. Mais l’essentiel reste l’omniprĂ©sence des listes, que ce soient celles de noms Ă©grenĂ©s sous tous les prĂ©textes possibles ou les rangĂ©es de personnages en costume figurant sur les photographies.

Si l’on se met Ă  la place du lecteur actuel de l’un des deux ouvrages et que l’on se remĂ©more l’ensemble du volume aprĂšs en avoir lu les textes et regardĂ© les illustrations dans leur continuitĂ© chronologique, il est possible de mesurer l’enjeu de cette production Ă©crite / graphique. La chronique remonte en fait jusqu’à l’extrĂȘme fin du 19Ăšme siĂšcle. En deçà, les documents sont sporadiques, lacunaires ou inexistants. Entre 1900 et 1930, les photos sont rares et pourtant les pages concernant ces pĂ©riodes sont illustrĂ©es, elles aussi. Car le cronista a trouvĂ© une solution pour nous pleine de sens. Les fonctions officielles de la comparsa, par exemple, sont illustrĂ©es, non par des clichĂ©s pris au moment de la fĂȘte de l’annĂ©e Ă©voquĂ©e (la plupart du temps, il n’en existe pas) mais par les photos conservĂ©es par les descendants des festers concernĂ©s oĂč ils apparaissent dans leur Ăąge mĂ»r, parfois mĂȘme peu avant leur disparition. Il est certes Ă©tonnant de voir une rodella (petite fille portant l’écu de la compagnie) vĂȘtue de noir et portant mantille mais elle est en fait reprĂ©sentĂ©e telle qu’elle a Ă©tĂ© connue par des tĂ©moins encore vivants. Tout se passe ici Ă  hauteur de mĂ©moire d’homme. Les listes sans fin de noms et de visages peuvent alors ĂȘtre apprĂ©ciĂ©es Ă  leur juste valeur. Il est impossible qu’une famille “ chrĂ©tienne ” ou “ maure vieille ” dont les membres ont participĂ© Ă  la fĂȘte Ă  un moment ou Ă  un autre au cours du 20Ăšme siĂšcle ne se trouve pas prĂ©sente, et par lĂ  en quelque sorte “ immortalisĂ©e ”, par la mention ou la figuration de l’un des siens dans les centaines de pages et de photos que comporte chaque volume retraçant “ l’histoire ” de l’une ou l’autre des comparsas.
La suite de la production de nos deux cronistas vient confirmer notre interprĂ©tation. En effet, ils se sont retrouvĂ©s Ă  nouveau pour publier ensemble, en 1995, un ouvrage consacrĂ© Ă  La ConfrarĂ­a de Sant Jordi . On s’attendrait Ă  un ouvrage “ historique ” au sens que nous donnons habituellement Ă  ce terme mais, une fois de plus, il n’en est rien. Le livre “ n’étudie ” pas la ConfrĂ©rie de saint Georges mais il cĂ©lĂšbre un Ă©vĂ©nement. Et il le fait, comme toujours, sur le mode de la chronique rĂ©trospective : l’évĂ©nement – le deuxiĂšme centenaire de l’arrivĂ©e de la relique du saint Ă  Banyeres – a eu lieu en 1980 et il est dĂ©crit quinze ans plus tard seulement, en 1995. Selon le cronista officiel qui ouvre le volume en son nom et celui de son collaborateur : au lendemain des cĂ©rĂ©monies “ vimos la necesidad de publicar una crĂłnica, para perpetuar aquellas vivencias como una pĂĄgina brillante de nuestra historia (
) pero por causas ajenas a nuestra voluntad se aparcĂł la idea de momento. El conservar el material y el nombrarme Cronista Oficial de Fiestas, hicieron que la idea de la publicaciĂłn me forzara insistentemente a reemprenderla (
) El cronista no tiene ningĂșn mĂ©rito sin unos hechos que narrar, asĂ­ como tampoco lo tiene si no investiga y los narra ; esta publicaciĂłn no tendrĂ­a sentido sin la colaboraciĂłn y voluntad de todo el pueblo. Por esto, los responsables de esta ediciĂłn no son ninguna persona, ni ninguna Junta de la CofradĂ­a en particular ; son todas las personas del pueblo y en especial la CofradĂ­a de San Jorge, formada por la mayorĂ­a de familias del mismo ” (p.7-8). Et c’est bien encore la nĂ©cessitĂ© de faire figurer le plus grand nombre possible de familles du pueblo qui anime les rĂ©dacteurs. La ville, en vue des cĂ©rĂ©monies de 1980, avait Ă©tĂ© divisĂ©e en huit secteurs. Le gros du volume est donc consacrĂ© Ă  la chronique minutieuse de chacun de ces secteurs, sur le mode de la liste que nous connaissons bien :

“ SEXTO SECTOR – La llegada de la reliquia al altar situado en la bifurcaciĂłn de las calles San Pedro y VinalopĂł, el marco del templete coronado con una monumental medalla a gran escala, copia de la acuñada por la CofradĂ­a de San Jorge para el II Centenario y el descubrimiento de una placa conmemorativa en la fachada frente donde estuvo situado el altar, es algo que no se nos olvida a quienes tuvimos la suerte de vivirlo. SiguiĂł como ya era costumbre la visita de la Reliquia a los enfermos y ancianos del Sector, finalizando la procesiĂłn de la iglesia Parroquial, donde como en ocasiones anteriores se cantĂł el himno a San Jorge. Las personas que fueron visitadas por la reliquia fueron las siguientes : Samuel BodĂ­ Ferre ; Juan Bautista Calabuig Belda ; Josefa Pascual Navarro, Antonia Albero Camarasa ; Vicenta Ma Pascual Pascual ; Milagros Silvestre PicĂł y Francisco Calabuig Ferre. De su coordinaciĂłn y preparaciĂłn se habĂ­an ocupado Carmen Calabuig Asensio y Elodia Beneyto Bellver. (
) PAELLA : Se celebrĂł en la calle Juan XXIII, contando con la asistencia de 428 comensales. El coste por plaza fue de 450 pesetas, siendo los culinarios : JosĂ© Monllor CastellĂł “ Morris ” y JosĂ© MarĂ­a Albero PicĂł “ Miarma ”. TOLDOS : Preocupaba el fuerte calor proprio de las fechas. Los hermanos Daniel y JosĂ© Albero BodĂ­ solucionaron la papeleta, aportando lonas de camiones para cubrir espacios donde se ubicaban las mesas de la paella, completando los espacios con aportaciones de tela por parte de Miguel Calabuig Asensio
etc. ” (p.100-101).

L’ouvrage se termine, juste avant un cahier contenant photographies des festivitĂ©s et documents en fac-simile, par le texte d’une piĂšce de thĂ©Ăątre dont l’auteur n’est autre que notre cronista lui-mĂȘme. Il s’agit, nous dit-on, d’ “ una obra histĂłrica ”, autrement dit, nous le savons dĂ©sormais, d’une mise en scĂšne de tous les Banyeruts mais, cette fois-ci, deux siĂšcles en arriĂšre, au moment du traslado de la Reliquia. Selon un extrait de presse : “ Banyeres fa dos-cent anys es un interesante espectĂĄculo en el que se plasman momentos y vivencias del pueblo bañerense con relaciĂłn al momento social e histĂłrico de la venida de la Reliquia de san Jorge hace exactamente dos siglos. Miguel Sempere, su autor nos explica que la idea surgiĂł para dotar al acto de la PresentaciĂłn de algĂșn aliciente especial. Es su primera obra de teatro pero nos confiesa que no fue difĂ­cil ‘porque estoy acostumbrado a escribir, llevo ya 25 años colaborando en la Revista de Fiestas’ ” . Comme le dit la voix off qui ouvre le spectacle : “ Sigam tots actors d’esta comĂšdia que ens ha tocat viure, unintse a les inquietuts dels nostres avantpasats, axĂ­ com ells varen pensar en nosaltres. Air i huĂ­ ; principi i fĂ­, alfa i omega ; segles que sĂłn menuts davant DĂ©u i davant l’historia ” .

In Memoriam

Il y a deux Temps de l’Histoire. Il y a celui des AncĂȘtres - los Moros-Cristianos histĂłricos - renvoyĂ©s Ă  un Moyen-Age mythique et puis celui des Anciens - los Moros-Cristianos en la fiesta - qui a commencĂ© en cette pĂ©riode pas si lointaine jusqu’oĂč remonte la mĂ©moire, celle des vieilles images quand ce n’est pas celle que peut encore faire vivre la parole des plus ĂągĂ©s. La Revista de las Fiestas n’est pas seulement ce creuset de rĂ©cits et de savoirs disparates qu’un premier regard extĂ©rieur avait cru nous faire apercevoir. Elle noue ensemble, certes en dĂ©sordre mais opiniĂątrement, annĂ©e aprĂšs annĂ©e, une crĂłnica histĂłrica tournĂ©e vers la restitution d’une origine et la lĂ©gitimation d’une autochtonie et une cronologia festera qui tisse les liens entre tous les membres de la CommunautĂ© rassemblĂ©s dans et par la fĂȘte. C’est son retour pĂ©riodique, au rythme du retour annuel de la fĂȘte qui diffĂ©rencie la Revista de toutes les autres formes d’écriture qu’elle cĂŽtoie ou qu’elle a tout simplement captĂ©es et remplacĂ©es. La Revista est Ă  l’image, Ă  la fois de ce monument fragile qu’est le chĂąteau de bois que l’on remonte chaque annĂ©e pour le temps de la fĂȘte - l’un et l’autre n’ont qu’un temps - mais aussi du monument de pierre, le chĂąteau garant de la permanence d’une continuitĂ© historique, car les Ă©crits (et les images) restent et rĂ©sistent Ă  l’usure du temps .

A Banyeres, le dernier jour de la fĂȘte, toutes les compagnies parcourent le territoire de la ville qu’elles traversent de part en part en remontant jusqu’au cimetiĂšre. Dans l’enceinte de ce dernier, un bloc de pierre Ă  la taille inachevĂ©e est entourĂ© d’une plantation de cyprĂšs, un par compagnie. Il Ă©tait destinĂ© Ă  devenir un “ Monument al Fester ”. Il est devenu l’autel oĂč chaque annĂ©e, Ă  la mĂȘme date, le curĂ© de la paroisse - ce fut longtemps un moro vell – dit une messe pour tous les dĂ©funts. Une fois l’office terminĂ©, aprĂšs les salves collectives tirĂ©es dans l’ordre par les compagnies dans un bruit assourdissant, chaque fester en costume s’en va seul avec son fusil devant la tombe oĂč repose les siens. Il se penche lĂ©gĂšrement en avant tout en brandissant le tromblon au-dessus de sa tĂȘte et lĂ , solitaire, il tire vers le ciel sans plus chercher Ă  retenir ses larmes. Il refera ce mĂȘme geste l’annĂ©e prochaine, et la suivante encore, jusqu’à sa propre disparition. Dans la Revista de las Fiestas de toutes les villes, tous les festers disparus depuis la derniĂšre fĂȘte sont honorĂ©s d’une notice qui situe leur biographie dans l’histoire de la fĂȘte. Ainsi, “ con nombres y apellidos y caras ” les morts rejoignent, dans cette “ historia viva ” qu’est le livre de l’annĂ©e, les Anciens qu’un fil insĂ©cable relie aux AncĂȘtres communs, ces Moros y Cristianos que les participants au rite festif font revivre en les incarnant chaque annĂ©e.







 


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