Une hésitation dans le choix du titre de cette intervention mérite peut-être de retenir notre attention. J'avais écrit "sécularisées" en pensant "scolarisées", pour finalement laisser tel quel ce lapsus. L'hésitation est en effet permise. Voulant, au départ, traiter des rites dans nos sociétés "laïques", donc "sécularisées", je me suis replié, par nécessité et parce que mon travail a surtout été réalisé dans ce domaine, sur des rites situés au cœur de l'institution scolaire, définissant ainsi notre société à la fois comme sécularisée et scolarisée. Par ailleurs, il est assez commun de désigner les rituels de création récente dans nos sociétés modernes comme des rites
profanes[1], en les opposant aux "grands" rites, à caractère forcément religieux, en usage dans les sociétés plus "primitives" ou simplement plus "anciennes", donc exotiques.
Je voudrais montrer que ces questions de désignation et de qualification des rites, loin d'être des préalables oiseux dans des sociétés comme les nôtres où il n'y a consensus ni entre les groupes ni entre les individus pour reconnaître l'existence d'un ensemble de traditions légitimes et légitimement transmises, constituent un élément central de la définition du rite. Le bizutage en est un bon exemple. Rite de passage relevant d'une tradition pour les uns, déchaînement de violence imbécile relevant d'une tendance totalitaire pour les autres, le bizutage apparaît depuis quelques années comme un problème social et un objet de polémique.
L'ethnologue a sa place, assignée par chacun des adversaires, dans le débat de plus en plus virulent qui s'instaure à chaque rentrée scolaire et universitaire. S'il refuse de s'y engager dans les termes imposés (et donc de s'y perdre) il lui faut au préalable prendre en considération la polémique elle-même et tenter de faire de ce "problème social" un objet pour les sciences sociales. Ce n'est pas là pure rhétorique. La possibilité d'une analyse objectivante semble exclue: en ces matières, nous dit-on, "on est pour ou on est contre". La question du bizutage se présente, en effet, comme une querelle entre les "pro" et les "anti" et il serait sans doute difficile de trouver un "fait de société" (la corrida, peut-être!) sur lequel les positions apparaitraient aussi tranchées, les engagements aussi radicaux. Les "pro" sont essentiellement les promoteurs, les continuateurs de la pratique: les "Anciens" qui imposent aux nouveaux ce qu'ils ont vécu à leur arrivée dans l'institution mais aussi les associations d'"Anciens" qui veulent voir se perpétuer ce qu'elles perçoivent comme des traditions façonnant un esprit de corps qui se maintiendra tout au long de l'existence professionnelle future. Quant aux "anti", ce sont les autres, si l'on en croit les publications (articles de presse, numéros spéciaux de revues et ouvrages) des "anti" qui occupent le terrain médiatique.
Des rites de passage?
La qualification, la définition du rite est donc un objet central, si ce n'est l'unique objet du débat. Il ne s'agit plus de défendre ou d'attaquer une pratique rituelle, il s'agit de lui accorder ou de lui dénier la qualité de pratique rituelle. Chacun s'attache alors à démontrer l'existence ou l'inexistence des éléments renvoyant à un
rite de passage ou un
rite d'initiation tels qu'ils sont supposés connus. Car il est un autre élément essentiel à relever: dans nos sociétés scolarisées, les acteurs ont appris – et appris à manipuler – un bagage ethnologique minimum.
Il est donc assez courant d'entendre un bizuteur sommé de s'expliquer exposer à la télévision locale en quoi les pratiques qu'il défend sont le pendant occidental des rites d'initiation des Indiens des Plaines (par exemple) et son contradicteur recourir lui-même à la différence entre cultures glosée par les anthropologues pour disqualifier son discours. L'ethnologue peut être facilement pris au piège des catégories que lui imposent ainsi les "indigènes". Il faudrait évoquer ici des souvenirs (cuisants) de débats radiodiffusés ou télévisés où l'intervenant invité s'aperçoit qu'il est sommé d'expliquer qu'il s'agit bien de rites (c'est là le cas le plus fréquent). Qu'il ait quelques éléments d'analyse à fournir sans pour autant ressentir beaucoup d'affinités avec des gaillards qui à chaque rentrée peignent garçons et filles en jaune et les recouvrent de sacs poubelles n'intéresse en général personne. L'ethnologue est convoqué ès-qualité pour parler de rite et par là nourrir la polémique en s'opposant à un "anti" (psychologue ou sociologue) convoqué non pour sa spécialité mais pour sa qualité d' "anti" déclaré.
Un vrai débat sur la question des rites dans nos sociétés mériterait mieux et il n'est sans doute pas inutile de rappeler rapidement à quoi renvoient les notions de
rite d'initiation et de
rite de passage: "Étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l'hospitalité, de l'adoption, de la grossesse et de l'accouchement, de la naissance, de l'enfance, de la puberté, de l'initiation, de l'ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons", c'est ainsi qu'Arnold Van Gennep présentait son ouvrage
Les Rites de passage [2] au début de ce siècle. Il s'agit, on le voit, d'une définition fort large en extension qui met significativement l'accent aussi bien sur l'aspect physique des passages concernés (franchir un seuil) que sur les moments importants dans le déroulement d'une vie, l'entrée dans un groupe particulier, le marquage des ruptures entre saisons. Dans son esprit, elle est utile à l'ethnographie exotique aussi bien qu'à l'ethnographie des sociétés rurales. Il s'agit, dans le désordre apparent des coutumes, d'une part de dégager un principe universel qui aiderait à comprendre ces passages tant individuels que collectifs, dans le temps et dans l'espace. Le rite de passage recompose l'ordre social remis en jeu lors de chaque étape d'un passage significatif [3].
On doit à van Gennep le fait d'avoir rassemblé sous une même dénomination tous ces rituels et d'avoir rendu systématique leur approche en terme de
passage. On lui doit aussi la distinction de trois stades dans leur déroulement: un stade de séparation, un stade de marge et un stade d'agrégation. Le schéma canonique, s'agissant d'un individu donné dans une société donnée, est donc la séparation d'avec son groupe d'origine, sa réclusion temporaire ou sa brève mise à l'écart puis son agrégation, son inclusion dans un groupe d'accueil. Un tel schéma peut s'appliquer aussi bien à l'hospitalité réservée à un étranger, au mariage ou à l'entrée dans une société secrète. Il a aussitôt servi de modèle pour une relecture des rites d'initiation. Quel meilleur exemple, en effet, que les "grandes" initiations exotiques où les jeunes garçons sont arrachés soudainement à leur mère, un jour donné, et emportés dans la forêt par les Anciens qui, après les avoir instruits dans un espace et dans un temps en marge du temps et de l'espace social commun, les réintègrent dans leur milieu d'origine où ils peuvent désormais occuper pleinement leur place d'hommes accomplis. Malgré son caractère succinct et sans nuance, c'est bien à ce schéma de base que se réfèrent partisans et adversaires de la qualification du bizutage comme rituel. Mais dans des sens opposés.
Une anti-initiation
Pour les "antis", le bizutage est précisément une anti-initiation: on n'y apprend rien d'autre que la soumission inconditionnelle à l'ordre imposé par les Anciens et, partant, à un ordre ancien sans autre contenu que la nécessité de se perpétuer, fût-ce par la force brutale et l'humiliation. Militarisme et sexisme fournissent des modèles de conduite qui relèvent, en dernier ressort, du fascisme et du totalitarisme. Ce serait là l'un des derniers refuges du retour de l'archaïque et du refoulé qu'une société démocratique se doit d'éradiquer. Les invectives "à chaud" ne peuvent nous servir d'exemples. Il faut donc recourir aux auteurs "sérieux" qui "à froid" ont eu le temps de peaufiner leurs arguments. Par exemple, la coordinatrice d'un numéro spécial de la revue
Panoramiques. Voici les premières et dernières lignes de son article de synthèse sur le sujet :
"Le degré de difficulté, d'imbécillité, voire de nocivité du bizutage dépend essentiellement des traditions de l'école dans laquelle le nouveau fait son entrée et du potentiel de sadisme des bizuteurs (…) Cinquième constat: le bizutage est dégradant et s'apparente à un viol. En final, nous avons très souvent l'immersion dans une fontaine ou un bassin. Le geste représenterait l'étape de "purification", sauf sans doute dans cette école d'ingénieurs de Lille où l'on impose le bain dans un baril d'huile de vidange… Sachez, bizuts, que vous êtes coupables: dans plusieurs écoles on vous inflige une parodie de jugement, dans une ambiance de type nazi ou de messe noire. Dans telle école, les nouveaux passent nus, à quattre pattes et tenus en laisse devant un "tribunal" et doivent répondre aux questions les plus intimes. Reste un détail: l'accoutrement des participants. Si les bizuts, qui n'ont pas le choix, sont cantonnés au port du sac-poubelle ou de la couche-culotte, leurs "encadreurs" arborent parfois des déguisements pour le moins ambigus, de type paramilitaire ou copiant délibérément la tenue de cérémonie des membres du KU-Klux-Klan, ce qui n'est pas innocent. Le bizutage serait-il une pratique "fascisante"? [4]
La réponse a été donnée bien avant que ne soit formulée la question et l'on conçoit aisément que la notion de débat contradictoire veut simplement dire ici que l'on s'impose de laisser un temps de parole (d'écriture) à la "défense", dans laquelle on inclut, bien entendu, aussi bien le bizuteur au discours tout prêt sur l'initiation tribale que l'ethnologue de service. Encore pourrait-on imputer ces "exagérations" aux contraintes de l'expression journalistique. Tournons-nous donc plutôt vers les psychologues et les sociologues qui se sont récemment lancés dans la bataille. L'un d'entre eux, précisément, a fait connaître son opinion dans une tribune libre publiée dans les pages "Débats" du journal
Libération (1er octobre 1998) sous un titre dépourvu d'ambigüité : "Le bizutage est totalitaire". À la différence de l'auteur précédent, René de Vos évite de faire une généralité de quelques bavures dûment constatées mais ce n'est que pour mieux assurer un discours tout aussi ferme et tranchant:
" Les bizuteurs peuvent nous opposer qu'il n'y a que rarement violences physiques ou débordements sexuels dans les bizutages. Nous en convenons volontiers. Seul le monstre rit de la souffrance de l'humain et les bizuteurs – ces étudiants qui sont l'élite du système scolaire – ne veulent pas être des monstres. Pour être réussi, le bizutage doit faire rire, mais le bizuteur ne se souvient pas que lorsqu'on rit d'un homme soumis, c'est qu'il n'est plus qu'une chose caricaturant l'humain".
René de Vos a publié ultérieurement un petit libre sobrement intitulé
Le Bizutage qui développe ses arguments. La conclusion est presque mot pour mot la même dans l'ouvrage du sociologue et dans la tribune du journal :
" Antichambre du sectarisme, les intentions sociétales manifestes du bizutage aboutissent toutes à la soumission, l'homogénéisation, la hiérarchisation et la tradition. Insulte à la dignité, le bizutage est une négation de la liberté des personnes et la société qui naît de tels projets ne peut être que régressive. Dans l'école de la République, le bizutage est la marque de l'échec d'un projet pédagogique qui ne parvient pas à démontrer que l'humanisme repose sur la conscience des personnes et c'est là un point d'ancrage pour la pensée totalitaire" [5]
Ce dernier mot, très fort, une nouvelle fois employé en conclusion d'arguments humanistes, frappe par sa violence. Comment a-t-on pu, dans le champ intellectuel, passer aussi soudainement de l'indifférence ou de la complaisance amusée envers un phénomène comme le bizutage à une telle radicalité? Pourquoi le décalage manifeste entre les comportements ("vulgaires", "obscènes") en période de bizutage et le comportement social des élèves et des étudiants appartenant à une certaine "élite" est-il soudain devenu aussi "évident" et aussi insupportable? Les explications générales de nature tautologiques consistant à gloser une "évolution des mœurs" ou un "changement dans les mentalités" n'expliquent rien. Pour comprendre ce qui motive aussi fortement les défenseurs d'un "humanisme" démocratique face à la "barbarie" du bizutage [6], il faut prendre au sérieux la revendication de cet humanisme et prêter attention, au-delà des déclarations de portée générale, à la question du projet pédagogique et, plus précisément, à la place des "sciences humaines" dans ce projet. Un paragraphe situé au cœur de l'ouvrage de René de Vos – qui, rappelons-le, est sociologue – est fort intéressant de ce point de vue:
" Parce que rien ne s'y oppose réellement dans le discours institutionnel, parce que l'interdiction légale du bizutage n'a jamais été suivie d'effets et parce que le dispositif n'est contrôlé que pour éviter des abus et des débordements, le système du bizutage se croit dispenser un enseignement. Voici qu'on voudrait maintenant que ces mêmes enseignants aident les élèves à définir les opérations de transmission des traditions et animent des séquences d'intégration! On ne demande pas aux enseignants de procéder à l'éradication du bizutage mais on leur demande au contraire de le faire évoluer. Le seul fait d'enseigner les sciences humaines devrait suffire à ce qu'ils en soient persuadés. On ne voit pas que le discours élaboré dans le mystère de l'association est fait d'incantations sectaires, que nulle place n'y est ménagée pour la découverte du monde et la mise en perspective de ses composantes sauf à poser la nécessité du corps constitué comme une évidence, et la défense des intérêts des professions comme une exigence historique. Dès que les enseignants en sciences humaines accomplissent le dévoilement de ces conduites, on crie au scandale et on prend les sciences humaines pour de dangereuses subversions" [7]
Il ne s'agit plus là d'un débat sur le caractère rituel du bizutage mais bien d'un débat sur l'enseignement et deux conceptions de la transmission des savoirs. Le bizutage est une non-initiation parce qu'il n'initie à rien, sauf à une soumission aveugle à l'ordre des Anciens. Sa transformation en "séquences d'intégration" des nouveaux par un "comité d'accueil" que les enseignants organiseraient en collaboration avec les élèves des années précédentes est tout aussi radicalement refusée. Pour comprendre les raisons de ce refus, il nous faut quitter "le monde éthéré des idées" et situer ce débat dans son contexte.
Les deux voies de la formation
Ce qui est affirmé le plus souvent de manière très générale s'appuie principalement sur la situation particulière de l'École Supérieure d'Arts et Métiers. L'auteur du texte cité y est enseignant et il n'y a nul hasard dans le fait que nombre de polémistes actuels débattant du bizutage appartiennent à cette institution ou en sont issus [8]. En effet, deux conceptions de la formation des élèves-ingénieurs s'y opposent de manière ouverte depuis plusieurs années. Pour être bref : les tenants de la primauté d'une formation fondée sur le contenu des enseignements, à la fois techniques et "humanistes" se heurtent aux tenants de la primauté d'une intégration par le milieu professionnel contrôlé par l'association des anciens élèves. Comme l'a montré Denys Cuche dans plusieurs articles que nous suivons dans les paragraphes qui suivent, c'est la question de l'identité professionnelle et de l'esprit de corps des "Gadz'Arts" qui est en jeu dans le débat sur le bizutage [9].
À leur fondation, les écoles d'Arts et Métiers étaient organisées sur un mode militaire, leur mission consistant à former des "sous-officiers" d'une grande industrie naissante. Les élèves d'origine populaire soumis à une discipline étouffante ont alors tenté de résister à l'administration en constituant un groupe soudé par des "traditions" propres. Dans une deuxième période, l'origine sociale des élèves n'a cessé de s'élever et les "traditions" ont évolué de comportements de résistance vers une participation à la définition de l' "esprit" de ceux qui, désormais, ne seraient plus des "sous-officiers" mais des ingénieurs. Non seulement la société des élèves collabore alors objectivement avec l'administration mais l'association des anciens pèse de tout son poids aussi bien sur l'administration des écoles que dans le monde des entreprises où elle "place" les nouveaux élus qu'elle a contribué, directement ou indirectement, à former. Restent les enseignants qui de plus en plus souvent ne sont pas eux-mêmes des Gadz'Arts.
En effet, en complément des enseignements techniques ou de type professionnel, une place grandissante a été donnée au français, aux "Lettres" indispensables à la formation d'une élite cultivée quand l'origine sociale des élèves s'est élevée vers les classes moyennes puis moyennes-supérieures. Dans la dernière période, enfin, les sciences humaines ont pris la place des Lettres dans la formation. Un malentendu s'est alors instauré: ce que les enseignants nouvellement recrutés à l'extérieur du milieu ont voulu promouvoir comme une ouverture sur d'autres approches du monde social et de l'environnement culturel a été compris "de l'intérieur" aussi bien par les élèves, anciens et actuels, que par une partie de l'administration, comme une nouvelle formation aux "relations humaines", à un "savoir-être" étroitement défini, utilisant certes toutes les ressources des sciences humaines mais dans le but d'enrichir et de renforcer une intégration professionnelle future. L'enseignant ne peut que constater amèrement:
" En faisant le projet d'enseigner les sciences humaines, le législateur n'a pas pris le soin de définir ce qu'il entendait qu'on y enseigne et on s'est empressé de confondre formation humaine et sciences humaines! Le sociologue, l'historien, le psychologue ou le philologue sont recrutés pour enseigner sans aucune distinction et dans le but d'assurer la stricte mise en forme d'un sujet réifié. Les sciences humaines sont indifférenciées, assimilées à l'étude des relations huaines et la demande de formation ne contient que de purs formalismes de conduite" [10].
Le malentendu s'est vite mué en incompréhension et en hostilité larvée. Le bizutage, ici appelé "usinage", en est devenu le point de fixation et l'on peut sans doute diagnostiquer un effet boule-de-neige qui se manifeste de manière plus explicite, voire violente, à chaque rentrée : les voix demandant l'éradication des "traditions" se faisant entendre de plus en plus fort, leurs défenseurs en rajoutent dans la rudesse de l' "usinage". Comme le proclame un élève-ingénieur dans le journal de l'ENSAM-Cluny en 1982 (cité par Denys Cuche):
" Le Gadz'arts est un ingénieur de terrain et non pas un ingénieur de salon ou d'opérette, c'est sa vocation; en conséquence, il doit avoir un caractère trempé, sinon il sera balayé au moindre souffle. Ce type de caractère ne se forge pas dans l'indolence et la facilité, mais dans les difficultés, même artificielles, des usinages" [11].
Peu après son entrée à l'école, un futur ingénieur a vite compris qu'il est plus important de se concilier la Société des anciens élèves que le corps professoral car la première détient, outre un poids social incontournable pour l'avenir, le pouvoir de définir ce que doit être la formation d'un ingénieur des Arts et Métiers. C'est aussi que la concurrence est devenue rude entre écoles et entre différentes catégories d'ingénieurs. De là le durcissement et l'affirmation de plus en plus voyante d'un "esprit de corps" qui, loin d'être le maintien suranné d'un archaïsme est au contraire la tentative de restauration d'une image sociale et d'une insertion professionnelle menacée. De là une ambiguïté fondamentale. Comme le souligne Denys Cuche:
" on peut se demander si le devoir de 'fraternité' entre Gadz'arts, fondement de leur esprit de corps et destiné en principe à l'entraide dans la vie professionnelle et la carrière, ne finit pas par freiner leur promotion sociale. En effet, c'est fréquemment qu'est dénoncé par d'autres cadres leur esprit 'grégaire', effet secondaire de l'agrégation sociale, mais aussi presque physique, recherchée à travers les rites d'initiation des Traditions gadzariques: "ils sont toujours ensemble, même à table à la cantine. Ils font beaucoup de bruit. Ils utilisent un langage particulier. On les repère tout de suite" [12].
Les "Traditions" exhibées, revendiquées contre vents et marées pédagogiques et médiatiques comme un élément essentiel de la "fraternité" gadzarique se transforment en marqueurs sociaux de ces "intermédiaires" de l'industrie crédités d'une compétence technique au service, d'un côté, de la direction et, de l'autre, des ouvriers, image à laquelle ils voudraient échapper pour prendre leur place dans le monde du "management". Or cette place ne peut être conquise qu'individuellement et il est suicidaire de la revendiquer collectivement en se "serrant les coudes" autour des valeurs perçues comme désuètes par les concurrents et les entreprises. Le malentendu devient existentiel. Tiraillés entre la nécessité, commune aux élèves de toutes les grandes écoles, d'effacer la finalité professionnelle spécialisée pour laquelle elles ont été crées en prétendant à une certaine polyvalence et la nécessité de se faire reconnaître comme des individus appartenant à un corps spécifique doté de qualités humaines singulières, les Gdz'arts ont misé sur l'esprit de corps et, au-delà du bizutage, sur la réaffirmation des "Traditions". Citons une dernière fois Denys Cuche, auteur de l'analyse éclairante que nous venons de résumer :
" Les traditions étant considérées comme ce qu'il y a de plus important à l'école, elles imprègnent toute la vie des élèves, y compris à l'extérieur, même au cours des visites d'entreprises (qui sont d'ailleurs, fait notable, rares au cours de la scolarité) contribuant ainsi à donner une mauvaise image des Gadzarts. C'est ainsi qu'une visite d'un établissement de la SNIAS à Saint-Nazaire, en 1981, par les élèves-ingénieurs du Centre d'Angers a provoqué un véritable incident "diplomatique" entre l'entreprise et l'École, les élèves ayant tenu à arborer leur blouse gadzarique 'traditionnelle' et s'étant comportés en 'potaches' plus qu'en futurs ingénieurs. Dans une lettre de protestation, l'adjoint au directeur de la SNIAS écrivait au directeur de l'ENSAM: 'Il m'est désagréable de vous faire part de la mauvaise impression qu'ils (les élèves) ont faite au personnel des ateliers et services qu'ils ont visités, du fait de leur tenue négligée, voire pour certains carnavalesque. En confondant ainsi les lieux de travail d'une entreprise avec la cour de l'école, ces jeunes ont commis une erreur de jugement, et fait preuve d'un manque de maturité certain, voire d'éducation. Ils ont été considérés par les ouvriers, employés, agents de maîtrise, comme des plaisantins. C'eût été grave si ces spectateurs ahuris avaient su que ces jeunes pouvaient être appelés à les commander un jour prochain' " [13]
On l'aperçoit à travers l'exemple des Gadz'arts: quand un ethnologue ou un sociologue se donne la peine, à travers une enquête, de donner un contenu à tel bizutage en le replaçant dans son contexte institutionnel et social, il ne s'agit plus de le justifier en lui attribuant un label de rituel ni de disserter en termes généraux sur l'humanisme des uns et la barbarie des autres. Estimer que tel ou tel comportement est inacceptable n'empêche pas qu'il soit possible de rendre raison du bizutage. En premier lieu, en prenant pour objet la polémique elle-même et les positions occupées par les intervenants dans le débat. Répétons-le: la définition du rite est un enjeu social. D'où l'exacerbation des oppositions et parfois le renforcement de l'aspect public et provocateur du bizutage. Cela nous l'avons compris grâce à un premier déplacement du regard: le bizutage en tant que tel ne doit pas masquer ce qui est en jeu dans la formation. Il y a une/des raisons sociologiques au bizutage et à sa dénonciation. Y a-t-il pour autant une théorie sociologique (générale) du bizutage?
Des rites d'institution
Pierre Bourdieu en a fait l'hypothèse en proposant de parler de "rites d'institution" à propos des Grandes Écoles et de l'esprit de corps qui leur est propre. Ses arguments peuvent être rassemblés ainsi :
"Contre la représentation dominante qui ne veut connaître que l'effet technique de l'action pédagogique il faut se demander si toute action pédagogique destinée à préparer à l'occupation de positions dominantes, n'est pas, pour une part, et jusque dans sa dimension la plus spécifiquement technique, une action de consécration, un "rite d'institution" visant à produire un groupe séparé, et sacré, si, autrement dit, la fonction technique des écoles d'élite n'a pas pour effet de masquer la fonction sociale d'exclusion rituelle qu'elles remplissent, de donner les dehors d'une justification rationnelle aux cérémonies du sacre par lesquelles les sociétés prétendant à la rationalité produisent leur noblesse" […]
"Loin de n'être, comme le croit Weber, que l'ultime survivance, au sein d'un système d'enseignement rationalisé, des techniques employées pour réveiller et mettre à l'épreuve la qualification charismatique des novices, les brimades initiatique qui, comme le note Durkheim, visent à 'plier les individus à leur nouvelle existence, à les assimiler à leur nouveau milieu', ne sont que l'aspect le plus visiblement ritualisé d'un vaste rituel de consécration: retraite hors de l'environnement naturel et rupture de tous les liens familiaux (avec l'internat plus ou moins strict), entrée dans la communauté d'éducation, transformation de toute la conduite de la vie, ascèse, exercices corporels ou psychiques destinés à favoriser le réveil de l'aptitude à la nouvelle naissance, examen répété du degré de qualification charismatique atteint, séries d'épreuves conduisant par degrés à la réception solennelle des 'éprouvés' dans le cercle des élus et ouvrant l'accès à la 'vie consacrée', tous les traits d'une initiation charismatique visant à imposer la reconnaissance d'une compétence sociale (tout en inculquant les éléments d'une compétence technique) sont réunis dans le cursus ordinaire des 'écoles d'élite' " […]
"Les classes préparatoires tendent à imposer et à inculquer à l'ensemble de ceux qui leurs sont confiés (et pas seulement à ceux qui seront consacrés par la réussite aux concours préparés) une véritable culture commune, au sens de l'anthropologie. Il arrive que les aspects les plus ritualisés de cette culture (au sens ethnologique du terme) fassent l'objet d'une codification avec les Notions des publics schools anglaises, fascicule de 38 pages contenant les règles, traditions, chansons et expressions à apprendre par cœur ou le 'code X' ou l' Honor Code des cadets de West Point, qui énoncent sous une forme burlesque le droit coutumier qui régit la conduite des élèves, ou encore les 'carnets de traditions' des Gadz'arts (élèves des écoles d'arts et métiers). Le bizhutage, qui n'est que l'aspect le plus apparent et le plus superficiel du vaste rite d'institution qui s'accomplit dans les classes préparatoires et dans les écoles elles-mêmes, est une des occasions d'inculquer ces traditions. Plus que la participation à la même culture, au sens traditionnel du terme, c'est-à -dire un ensemble de savoirs et de savoir-faire légitimes, ce sont, ici comme ailleurs, les impondérables des manières et du maintien, les expressions typiques de l'argot d'école, condensé de valeurs cristallisées, les tours de langue, les formes de plaisanterie, les façons de porter le corps ou la voix, de rire, d'entrer en rapport avec les autres et en particulier avec les pareils, qui fondent et soutiennent durablement la connivence immédiate, bien plus profonde que la simple solidarité des intérêts partagés, entre les condisciples et, par là , tous les effets que l'on attribue à la 'franc-maçonnerie' des grandes écoles" [14]
Un premier déplacement du regard nous avait conduit à éclairer un débat général par son contexte singulier. Le déplacement proposé par Bourdieu nous invite à considérer le bizutage comme un cas particulier d'un vaste rituel d'institution concernant la formation scolaire des élites sociales dans son ensemble. Dans l'univers du concours qui est le nôtre, la coupure radicale se situe toujours entre le premier collé et le dernier reçu. Celui-ci fait désormais partie d'u monde autre, inaccessible au premier collé. La rupture est souvent marquée violemment (notamment à la rentrée, au cours du bizutage). Elle est ensuite insinuée à chaque instant, dans chaque geste, dans chaque expression comme autant d'éléments d'une distinction à cultiver. S'intéresser à un seul de ces aspects, c'est s'interdire de le situer à sa place dans le fonctionnement de l'institution.
La question du bizutage ne peut être résumée par l'alternative proposée en sous-titre de la revue
Panoramiques déjà citée: "Rite festif? Défoulements sadiques?" Présenter les choses de cette manière, c'est se focaliser sur leur aspect extérieur et les fondre indistinctement dans une même généralité. Or les rites ont un contenu et ce contenu entretient un rapport direct avec la culture du groupe qui les pratique. L' "obscénité", par exemple, est une désignation sans intérêt tant que ce terme n'est pas rapporté à la mise en scène spécifique de comportements sexuels ou à la tenue de discours "obscènes" dans un milieu particulier. Et seule une ethnographie précise peut les mettre à jour. C'est ce que j'ai tenté de faire en enquêtant sur le bizutage là où on l'attendait le moins: dans les écoles normales d'instituteurs [15].
L'ordre du concours et la mise en scène du destin social
En préalable, il a fallu se déprendre des désignations proposées par les intéressés eux-mêmes. Le terme de bizutage, quand il existait, désignait un seul moment, celui du "jugement" burlesque des nouveaux ou bien un ensemble de brimades perçues comme telles. Le plus souvent, il était fait simplement mention d'un "folklore" sans cohérence et sans grand intérêt. Seule une recherche systématique sur la première année dans son ensemble a permis de reconstituer une suite de rituels d'entrée dans l'institution et de leur donner sens.
Tout commence, en effet, par l'ordre institué par le concours. Le dernier reçu fait partie des élus mais il découvre, le jour de son entrée à l'école, que son nouveau monde est hiérarchisé et qu'il est soumis à l'ordre du mérite scolaire. La direction elle-même distribue les rôles de chacun en fonction de son numéro d'entrée: le "major" de la promotion hérite de la noble fonction de porte-parole et de représentant de sa classe face à l'administration, le deuxième reçu voit sa culture récompensée par l'attribution de la fonction de bibliothécaire, le troisième se voit confier la pharmacie, etc. Les derniers hériteront des tâches les plus viles comme le balayage de la cour, l'entretien des poubelles ou le nettoyage des "chiottes". L'égalité formelle devant la loi est contrebalancée par l'instauration de l'ordre de la réussite scolaire en échelle de valeurs de référence.
Le groupe des élèves redouble aussitôt cet ordre instauré par l'administration en imposant le sien propre. C'est la coutume des "familles de numéros". Chaque nouveau est désigné non plus par son nom mais par son numéro d'entrée (sa place à l'issue du concours) et il est invité à rejoindre sa "famille": l'ensemble des élèves des années précédentes qui portent le même numéro que lui. Il appartient alors à la famille "Un", à la famille "Sept" ou à la famille "Vingt-Quatre" et donc à une famille de "majors", de "pharmaciens" ou de "balayeurs". Il est ainsi fixé dans son être social au sein de l'école, valorisé ou stigmatisé en fonction de sa réussite scolaire mesurée par les épreuves du concours. Dans le discours commun des élèves-maîtres, il n'est pas rare d'attribuer des comportements spécifiques et même une psychologie commune à telle ou telle "famille" ("Les Trois ont toujours été espiègles" ou bien: "Les Douze ont toujours été un peu menteurs"). Comment mettre en scène de plus belle manière le rapport entre la réussite sociale, la réussite scolaire et une idéologie du don toujours implicite dans l'institution? Les distinctions opérées par le hasard relatif du concours sont en quelque sorte naturalisées symboliquement, leurs causes ultimes étant rapportées à une hérédité familiale et à une psychologie.
Chacun a donc son "père", son "grand-père", voire son "arrière-grand-père" (qui portent le même numéro que lui) au sein de l'école. Il apprend vite qu'il a aussi une "sœur", une "mère" et une "grand-mère" au sein de l'École Normale d'institutrices, rigoureusement séparée de l'école de garçons mais toujours présente dans les esprits. Un deuxième système coutumier va donc se mettre en place: le "mariage pédagogique". Il peut avoir lieu sous la forme d'un échange de correspondances: le "père" demande à son "fils" d'écrire une lettre d'amour à sa fiancée (la fille qui porte le même numéro que lui d'ans l'autre école). Il la truffe alors à son insu de mots crus que le "grand-père" va transformer en expressions obscènes avant de la transmettre à la "grand-mère" qui s'efforcera d'atténuer une missive en langage vert que la "mère" essaiera à son tour de transformer en billet romantique à destination de sa "fille". La réponse empruntera le chemin inverse suivant les mêmes procédures et le mariage sera alors considéré comme effectif. Ceci dans certaines écoles. Dans d'autres, une véritable cérémonie de mariage est organisée. Les nouveaux y sont appariés de manière burlesque (un grand garçon maigre ave une fille petite et ronde, un petit brun avec une grande blonde, etc.) par les anciens qui les présentent à un faux prêtre, parfois devant les instituteurs en poste dans la ville et l'administration au grand complet (y compris l'inspecteur). On aura noté, dans le premier type de mariage, que la promise est aussi la sœur du fiance si l'on en croit l'organisation en familles. Cette anomalie, accompagnée de bien d'autres, n'a pas manque de susciter les plaisanteries grivoises sur le caractère incestueux de ces unions.
On voit bien à travers cet exemple trop brièvement évoqué combien le "burlesque" et "l'obscène" exigent toujours d'être situés dans leur contexte pour prendre tout leur sens. Il s'agit ici, en quelque sorte, à la fois de conjurer et d'annoncer le destin social de tout élève-maître: il est voué à l'inceste professionnel qui lui fera épouser une de ses "sœurs" de l'École Normale d'institutrices dans le premier cas ; les novices gauches et mal appariés devront apprendre à devenir des mariés présentables dans le second. Quoi qu'il en soit, et même si le normalien n'épouse que métaphoriquement une normalienne de sa promotion – dans la réalité, la majorité épousera une institutrice d'un autre lieu et d'une autre promotion – le rite en dit long sur le désir inconscient de l'institution et sur le conscience, même provisoirement tournée en dérision, de l'inéluctabilité du destin social.
Qu'en est-il alors des brimades plus ou moins violentes et de l'obscénité brute rapportée par des témoins directs depuis que les Écoles Normales ont été supprimées et que ces comportements ne risquent plus d'entrer fâcheusement en contradiction avec l'image sociale commune de l'instituteur de la République? Là aussi, il faut saisir ces pratiques dans leur cohérence d'ensemble: l'élève-maître doit devenir un instituteur mais il doit aussi devenir un homme. Comme il ne peut "faire sa jeunesse" dans son village ou dans son quartier, il fait sa jeunesse à l'intérieur des murs de l'institution où il reste le plus souvent interne pendant plusieurs années. Des "coutumes d'école" (services dus par les nouveaux aux anciens, argot spécifique, parodies d'exercices et d'examens) vont se superposer aux comportements traditionnels des jeunes garçons en bande. Devenir un homme signifiera alors se démarquer du monde des femmes en évitant tout comportement supposé "efféminé", en exhibant une sexualité largement imaginaire et, surtout, en échappant progressivement à l'emprise des anciens tout en apprenant à saisir le double sens des plaisanteries, notamment sexuelles, infligées par ces derniers. En un mot, en passant du statut de victime à celui de complice. Et malheur à celui qui rate le passage: il court le risque d'être perçu comme efféminé, malhabile, un être définitivement inaccompli.
Au-delà du bizutage: les aspects initiatiques de la formation
Au fond, ce n'est pas le "bizutage", tel que l'entendent les protagonistes de la polémique évoquée plus haut – une suite de brimades et de comportements obscènes imposés en privé et parfois en public par des "Anciens" à des "Nouveaux" en tout début d'année et interchangeables malgré la diversité des écoles qui le pratiquent – qui intéresse vraiment l'ethnologue. Ce serait plutôt "tout le reste" qui constituerait "un vaste rite d'initiation" pour reprendre l'expression de Bourdieu. Pourtant, faire l'ethnographie – la description interprétative – de ce "reste" impose que l'on repère et que l'on analyse des moments-clés auxquels on confère en les distinguant la dimension de véritables rites de passage, de séquences fortes dans une initiation rarement perceptible comme telle par ses acteurs. Deux exemples, brièvement évoqués pour finir, suffiront à le montrer.
Dans la formation des futurs instituteurs par les Écoles Normales, notre enquête dans le sud-ouest nous a révélé que l' "esprit de corps" des normaliens, l'expression la plus foret de leurs valeurs communes, en un mot la combinaison idéale entre le "savoir-être un homme" et le "savoir-être un instituteur" ne se trouvait ni dans le contenu des enseignements ni dans les comportements coutumiers des élèves en groupe (y compris dans le bizutage) mais dans la pratique du rugby et dans les discours qui l'accompagnent. Les "héros" des normaliens étaient toujours des instituteurs-rugbymen. C'est en disant leurs exploits et l'excellence de leurs qualités personnelles que l'on exprimait l'idéal des valeurs du groupe et le modèle à suivre par chaque individu. La formation du normalien prenait ainsi un caractère initiatique quand il s'efforçait, parfois en cachette de ses camarades, d'imiter ses héros en s'entraînant sans cesse ou, symboliquement, en revêtant leurs tenues du temps où ils étaient dans l'école. Puis il devait franchir toutes les étapes du parcours du joueur accompli, de l'équipe de sa promotion à l' "équipe première", celle qui affrontait au nom de l'École Normale les équipes des institutions concurrentes: les lycées "bourgeois".
Tout au long de ce parcours, c'est à une autre conception de la "virilité" qu'accédait peu à peu le jeune garçon en passe de devenir un homme: une virilité faite de loyauté, d'esprit d'équipe, d'une nécessaire force physique mise au service d'une intelligence rusée. L'ensemble de l'institution, enseignants et enseignés, se retrouvaient autour de cet idéal exprimé dans la pratique du "sport-roi" qui avait la priorité sur toute matière du programme officiel. Le moment d'expression privilégiée de cet idéal était le match de rugby lui-même, espace et temps rituels où chacun pouvait trouver sa place: ceux qui l'incarnaient au cœur de l'action, ceux qui regardaient et encourageaient, ceux qui en renforçaient encore les valeurs par leurs récits et commentaires sans cesse répétés.
L'autre exemple significatif est emprunté à la leçon d'anatomie analysée par Emmanuelle Godeau [16]. Au temps de l'imagerie virtuelle et des systèmes experts, la vieille leçon d'anatomie et ses dissections de cadavres paraissait vouée à une disparition rapide. Pourtant, étudiants et professeurs tiennent absolument à son maintien dans le cursus obligatoire. Seule une ethnographie précise et attentive de ce qui s'y passe effectivement et de la manière dont elle est vécue par les étudiants permet de comprendre leur attachement en apparence irrationnel à cet exercice archaïque. La leçon d'anatomie est le lieu où les futurs médecins se trouvent pour la première fois confrontés à un corps mort. Le cœur de l'initiation va consister à trouver la bonne distance avec cet être ambigu: chair inerte à disséquer ou être humain encore présent dans son intégrité. Distance physique d'abord: les garçons fument le cigare, les filles se parfument exagérément pour conjurer les effluves obsédantes d'une odeur perçue comme redoutable. Le jeu des regards détournés tente de ne percevoir que des parcelles d'un corps qui paraît ainsi ne plus appartenir au monde des humains.
Puis, et surtout, un balancement entre deux extrêmes caractérise le traitement soudain paroxystique de ces êtres étranges. D'un côté, les "batailles de barbaque" déclenchées par un anatomiste amateur qui lance soudain au visage de ses camarades un morceau de chair ou un organe qu'il vient de sectionner, déclenchant ainsi une "boucherie" difficilement supportable pour beaucoup, même s'ils essaient d'en rire. D'un autre côté, la tentative désespérée mais toujours recommencée d'attribuer une identité au macchabée: un tel y voit un parent disparu, tel autre un clochard bien connu dans la ville. Il arrive aussi que l'on s'excuse machinalement quand on heurte par inadvertance un membre du "patient".
Ce qui se joue dans la salle de dissection c'est donc, bien au-delà d'un apprentissage de l'anatomie – il peut être acquis de manière bien plus détaillée par ailleurs – une première confrontation du futur médecin avec la mort, une confrontation physique, visuelle, olfactive, tactile que ne fournira jamais une image virtuelle, aussi sophistiquée soit-elle. Et puis la véritable initiation passe par toutes ces manipulations physiques et mentales qui ne peuvent avoir lieu que sur des corps réels et dans la suite d'épreuves que constitue l'acquisition progressive de cette position "extérieure", "détachée" qui sera indispensable au médecin quand il sera confronté non plus à des cadavres mais aux corps d'êtres vivants parfois en danger de mort.
Il est certes plus long et plus difficile d'accompagner patiemment de futurs médecins tout au long d'une séquence de formation que de gloser sur les excès de bizutages de plus en plus voyants et de plus en plus "obscènes" en faculté de médecine. Mais c'est à coup sûr en s'imposant de suivre la première voie que l'on se donne les moyens de comprendre à la fois le surgissement de tel élément "choquant" dans le déroulement routinier de la formation universitaire (les "batailles de barbaque") et les excès des bizutages (la nécessité de jouer sans cesse de la confrontation de la dépense sexuelle et de la mort). C'est à ce prix que l'on aura quelque chance de saisir l'aspect initiatique des processus de formation dans nos sociétés scolarisées et sécularisées.
Notes
[1] Cf. C. Rivière,
Les rites profanes, Paris, PUF, 1995.
[2] A. Van Gennep,
Les rites de passage, Paris, E. Noury, 1907 [Réed. Picard, 1981].
[3] Cf.
Les rites de passage aujourd'hui, Lausanne, L'âge d'homme, 1986 et M. Segalen,
Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan-Université, 1998.
[4]
Panoramiques: "Bizutages", textes réunis par Marie-Odile Dupé, Arléa-Corlet, 1992.
[5] R. de Vos (Devos dans
Libération du 01.10.98),
Le Bizutage. Persistances et résistances, Paris, PUF, coll. "Médecine et Société", 1999, p.125.
[6] B. Lempert,
Bizutage et Barbarie, Liège, éd. Bartholomé, 1998.
[7] de Vos, op. cit., p.67. On trouvera un argumentaire similaire dans E. Davidenkoff et P. Junghans,
Du bizutage, des Grandes Écoles et de l'élite, Paris, Plon, 1993.
[8] Outres les ouvrages récemment publiés chez des éditeurs, la bibliographie de René de Vos fait référence à des textes disponibles chez leurs auteurs et produits dans le même milieu: E. Cousin,
Bizutage et Société, 1998 et C. de Preneuf,
À propos des potentialités pathogènes de l'usinage des gadzarts, 1998.
[9] D. Cuche, "Traditions populaires ou traditions élitistes? Rites d'initiation et rites de distinction dans les écoles d'Arts et Métiers",
Actes de la recherche en Sciences Sociales, n°60, 1985 et "La fabrication des Gadz'arts: esprit de corps et inculcation culturelle chez les ingénieurs Arts et Métiers,
Ethnologie Française, 1981-1.
[10] R. de Vos, op. cit., p.66.
[11] cité par D. Cuche, "La fabrication…", op. cit., p.42-43.
[12] idem, p.51.
[13] ibidem, note 15, p.54.
[14] P. Bourdieu,
La Noblesse d'État. Grandes Écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989, pp.101, 152, 122.
[15] D. Blanc, "Numéros d'Hommes. Rites d'entrée à l'École Normale d'Instituteurs",
Terrain. Carnets du Patrimoine Ethnologique, n°8, 1987.
[16] E. Godeau, "Dans un amphithéâtre… La fréquentation des morts dans la formation des médecins",
Terrain. Carnets du Patrimoine Ethnologique, n°20, 1993.