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Dominique Blanc - ANTHROPOLOGIE ET CALCUL Comptabilité des illettrés 
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L'ESPRIT SANS LA LETTRE
La comptabilité des illettrés


par Dominique Blanc



École des Hautes Études en Sciences Sociales
LISST – Centre d'Anthropologie Sociale – Toulouse


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Nous avions entendu parler d' "En Zero" (Mr Zéro) dans ce village des Pyrénées audoises, d'un mystérieux personnage qui, tout en n'ayant jamais fréquenté l'école, était capable de compter "de tête" avec une aisance extraordinaire. Tous ses calculs tombaient juste, disait-on, si juste qu'ils finissaient tous par zéro! Aussi ne le connaissait-on que sous le nom du roi des nombres. Nos questions pressantes sur de si extraordinaires capacités n'obtinrent cependant que des réponses évasives, en fait la description d'une posture. Devant une pile de bois, "En Zero" reculait d'un pas, la fixait intensément, s'abîmait un instant en de mystérieux calculs et donnait, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le volume, le poids et éventuellement le prix de la coupe qu'on lui présentait. Le coup d'œil et le calcul mental pouvaient, grâce à ce personnage, être fièrement exhibés par ses voisins comme des savoirs appartenant à ceux qui ne savent pas, une revanche sur une école respectée mais battue ici sur son propre terrain. Dans un domaine au moins, un illettré pouvait être un savant.

Le personnage d' "En Zero" est emblématique. Le très sérieux Dictionnaire de Pédagogie de Frédéric Buisson propose à ses lecteurs, au moment même où va triompher l'école laïque gratuite et obligatoire, ce curieux texte à l'article calcul mental:

"…(dénonçant) l'usage trop habituel de l'écriture pour les calculs les plus simples, et la lenteur des procédés dans bien des cas où l'ignorant trouve instantanément la solution demandée. Tel père de famille, qui n'a reçu aucune instruction, prend u malin plaisir à mettre en défaut sur ce point son fils, un des forts de l'école; et si l'on va au marché, on y trouve à chaque instant l'occasion d'admirer la promptitude avec laquelle un compte est bientôt fait de tête, malgré les quarts et les demi-quarts dont il peut être compliqué. [1]

Quelques années plus tard, les maîtres d'œuvre de la Grande Encyclopédie confient le paragraphe Pédagogie – Calcul mental de l'article Calcul à H. Laurent, Docteur ès-sciences mathématiques, examinateur à l'École Polytechnique. On s'attendrait à une leçon de pédagogie: H. Laurent nous donne à lire une évocation des calculateurs prodiges, illettrés pour la plupart, qui connurent leur heure de gloire au XIXe siècle. Sa recension est certes critique mais visiblement fascinée. Il s'appuie sur des cas célèbres pour recommander une pratique assidue du calcul mental dan les écoles. Jugeant sans doute la péroraison de l' "examinateur de l'École polytechnique" encore trop succincte, H. Marion, professeur à la faculté des lettres de Paris et membre du conseil de rédaction de la Grande Encyclopédie, la fait suivre immédiatement d'une longue note de sa plume:

" Autre chose est le calcul mental, autre chose l'arithmétique théorique, et l'on s'est quelquefois demandé si dans nos écoles une confusion fâcheuse ne s'était pas établie à cet égard, si la moins utile de ces deux choses ne faisait pas souvent tort à l'autre. Cela est affaire de mesure et dépend des écoles que l'on considère. La science des nombres est une discipline en tous points excellente, nécessaire à l'éducation complète de l'esprit: on ne concevrait pas qu'elle n'eût pas sa grande part dans la culture secondaire. Même dans l'enseignement primaire, une certaine initiation théorique aux règles et aux raisons des opérations élémentaires rend certainement service aux bons esprits, dussent-ils ne pas aller au-delà. Mais tout le monde a pu voir l'embarras de quelque grand collégien aux prises avec un calcul fort simple, plus gauche, mais sûr de lui, la plume à la main, qu'un paysan illettré habitué à calculer de tête. Ce collégien, bien entendu, a toutes sortes de supériorités; mais en voilà une qui lui manque: pourquoi ne souhaiterait-on pas qu'il l'eût avec les autres, s'il le peut sans perdre par ailleurs? À plus forte raison est-il fâcheux qu'à l'école primaire, où le but est avant tout d'armer l'enfant pour la vie pratique, le livre d'arithmétique, le calcul écrit tout au moins, avec ses lenteurs que ne rachète pas toujours plus de sûreté, prennent souvent tant de temps qu'il n'en reste point pour le calcul mental" . [2]

Cette insistance des grands esprits, des responsables de l'enseignement primaire à l'Université, à comparer explicitement une pratique populaire spontanée et efficace aux résultats peu probants, selon eux, des apprentissages scolaires, ne peut être comprise qu'en référence à une longue histoire. Si de larges couches de la population ont pu prospérer sans savoir lire et écrire dans l'Europe moderne, la nécessité de savoir compter s'imposait à de nombreux groupes sociaux. Ainsi les marchands et commerçants de toutes sortes, professionnels ou occasionnels, devaient-ils impérativement apprendre ou inventer des procédés de calcul quotidiennement mis en pratique. L'école de masse, là plus qu'ailleurs, n'est dons pas arrivée en terrain vierge. D'où l'embarras des pédagogues face à une pratique qui échappe largement au Grand Partage: celui qui distingue l'oral de l'écrit, celui qui séparera désormais les analphabètes des citoyens alphabétisés.

L'embarras est perceptible aussi dans la manière dont les historiens traitent de l'évolution des apprentissages élémentaires dans le processus d'alphabétisation des sociétés européennes. Les études proposées concernent bien la lecture, l'écriture et le calcul mais quand vient le moment de l'analyse le calcul manque souvent à l'appel. Les performances en ce domaine ne peuvent certes être mesurées comme sont mesurées des capacités lexiques à partir des signatures apposées obligatoirement au bas des actes de mariage. De plus l'apprentissage de ce troisième savoir venait en fin de cursus élémentaire: beaucoup d'élèves y échappaient parce qu'ils avaient déjà quitté les petites écoles. Mais la raison fondamentale tient au statut du calcul dans les pratiques professionnelles d'une société marchande. Savoir spécialisé, l'écrire-compter, sa maîtrise et sa transmission, ne suivent pas les mêmes voies que l'écrire-lire proposé par les collèges et les écoles élémentaires [3].

Les anthropologues ont été victimes d'une même cécité sélective. Jack Goody, pour ne citer que le plus connu, a consacré un livre entier à La raison graphique. Ses pénétrantes analyses du Grand Partage expédient la question du calcul en une demi-page [4]. En africaniste averti, il ne pouvait cependant pas ignorer l'importance fondamentale des systèmes de numération, de mesure et de comptabilité dans les sociétés dites "orales". Mais, sur ce point, la vois est fermée avant que d'être ouverte.

Le murmure de l'intelligence

Compter est bien le point aveugle de la literacy. Dans nos sociétés c'est un savoir pratique qui tire une grande part de son prestige du mystère qui l'enveloppe. Car si l'on entend souvent vanter les mérites des calculateurs "naturels", leurs procédés restent énigmatiques. À l'omniprésente explication de tout savoir par l'école est opposé l'inexplicable:

" Nos parents calculent remarquablement de la tête sans avoir recours au moindre crayon. Alain Le Goff est passé maître dans cet exercice. Quand je lui demande comment il fait, il n'est pas capable de m'expliquer" [5].

Les exemples abondent, du paysan dans son champ, de la grand-mère au coin du feu, soudain figés, le nez en l'air, les yeux mi-clos, qui calculent. Le terme retrouve ici tout son sens et l'opération est soigneusement mise en scène car elle est ambiguë: elle peut aussi désigner autre chose, au-delà du simple calcul. En effet, la confusion est immédiatement faite, dans la bouche de celui qui évoque une telle attitude, entre le décompte et la réflexion. Le calcul, de la Ratio médiévale aux termes de notre langage quotidien, est bien chargé potentiellement de cette double signification. Dans l'attitude et la désignation du calculateur illettré elle est non seulement réaffirmée mais remotivée: calculer et penser sont une seule et même opération mentale.

Le langage populaire a longtemps gardé une trace précise de cette confusion. En domaine occitan, le dialectologue Pierre Nauton nous en propose de précieux témoignages dans son Atlas linguistique et ethnographique du massif central [6]. À la question: "Comment dites-vous 'réfléchir' en patois?", des informateurs qui pratiquaient couramment le parler local entre les deux guerres, ont répondu par un ensemble de termes et d'expressions révélateurs. À côté des formes empruntées au français comme refletsi ou ezamina ("examiner") existe le terme commun aux deux langues karkula ("calculer"). Le verbe suska est souvent donné comme une alternative à ces formes par un même informateur. Il signifie "songer" ou "réfléchir" mais au sens de "penser d'une manière rêveuse". Ces hésitations de la langue prennent sens à travers deux traductions plus inattendues du verbe "réfléchir". Plusieurs informateurs proposent en effet murmura ("murmurer") comme unique équivalent. Cette étrange transposition ne peut se comprendre qu'en référence à l'attitude habituelle de celui qui calcule tel qu'il est perçu par les autres. Du calculateur "mental" il est dit qu'il "murmure" ou qu'il "marmonne" pendant son compte, son corps restant immobile alors que sa bouche est en perpétuel mouvement. L'opération mentale la plus "noble" (la réflexion) est donc clairement désignée par un verbe décrivant l'expression physique d'une opération jugée équivalente: le calcul. Si un doute était permis, l'autre traduction, en apparence éloignée, le dissiperait. Pour "réfléchir" est en effet proposée l'expression Lysa me sulda, littéralement: "Laissez-moi faire le compte".

Muni de cette clé, le lecteur du Trésor du Félibrige de Frédéric Mistral trouvera facilement son bonheur [7]. Ce gros dictionnaire recense les termes en usage dans la plupart des dialectes occitans à la fin du siècle dernier. On ne s'étonnera pas d'y retrouver le lexique du compte pour désigner les opérations de l'esprit:

- Chifra signifie certes "chiffrer" et "calculer" mais aussi "réfléchir" et "penser". "Donner à penser" se dit en provençal Faire chifra.
- Noumbra, terme technique pour "dénombrer" a également le sens de "supputer" et Tarifa ("tarifer") veut dire "bien calculer son coup".

Retracer la constellation des termes désignant à la fois des opérations mentales et des modalités du compte justifierait une étude particulière. Nous ne pouvons que l'évoquer ici, en soulignant au passage que les "manières de compter" peuvent servir à désigner des modes de raisonnement définis comme "comptes de vieilles", "comptes de femme" ou "comptes de muletier"…

L'écriture des illettrés

L'illettré, de l'avis de ceux qui partagent sa culture, réfléchit puisqu'il calcule et le fait qu'il puisse calculer "sans l'avoir appris" est la preuve qu'il pense, fut-ce hors des chemins soigneusement tracés par l'École. La frontière entre "ceux qui savent" et tous les autres se déplace alors vers l'accès à l'écriture. Mais l'écriture enseignée par l'École n'est pas toute l'écriture. Si les équivalents provençaux d' "écrire" et d' "écriture" ont bien le même sens qu'en français, dans le Trésor les participes "écrit" et "écrite" ont un sens beaucoup plus étendu. Ils désignent tant un linéament évoquant l'aspect extérieur d'un texte alphabétique qu'une découpure rappelant une marque de propriété ou un motif décoratif. Ainsi sont "écrits" un haricot veiné (faiou escri), une figue fendillée (figo escricho) ou une assiette peinte (assieto escricho). Une feuille de vigne découpée est escricho et l'insecte qui a coutume de la marquer de la sorte est appelé l'escrivan ("l'écrivain"). Cette perception "illettrée" de la forme graphique n'use pas toujours arbitrairement de la métaphore. La Provence de Mistral est une Provence pastorale. Une inscription y est nécessaire: celle du "chiffre" du propriétaire sur les bêtes du troupeau, essentiellement ovin. Cette marque est identifiée à l'écriture à la fois la plus indispensable et la plus élémentaire: la signature. Dans les régions où l'on marque les animaux par poissage, "apposer sa signature" se dira longtemps metre sa pego ("mettre sa poix").

Dans ce contexte le terme d' escrivan ne désigne pas seulement un insecte: c'est également le nom que l'on donne au "berger qui tient les comptes d'un troupeau transhumant", toujours selon Mistral, à l'un de ceux qui après avoir poissé les toisons ou "découpé" les oreilles sera plus particulièrement chargé d'inscrire la liste des signes graphiques correspondants à la série des marques des divers troupeaux en partance. Le berger peut être illettré mais un illettré qui "écrit" dans son libret, le carnet qui fera foi en cas de contestation. Scribe privilégié, il manipule une autre écriture composée des signes de propriété en usage dans une ou plusieurs communautés. Il peut aussi "inventer" lui-même une écriture toujours liée aux nécessités d'une comptabilité multiple. Une enquête conduite dans les Abruzzes, vers 1930, mentionne un système de marquage des ovins par découpage des oreilles qui font de chaque animal une "page" d'un "registre vivant" où peuvent être inscrites l'ascendance et l'histoire de la bête, sa place dans le troupeau et sa destination future. Le système repose sur une combinaison de signes inspirés des chiffres romains. Un relevé peut être inscrit sur un registre de papier, rejoignant ainsi la tradition des "livres de marques" dont l'usage est généralisé et précisément codifié dans les sociétés pastorales de l'Europe du Nord [8].

Illettrés remarquables, les bergers le sont en un double sens que révèle le destin emblématique de certains d'entre eux. Les plus fameux "calculateurs prodiges" célébrés au siècle dernier étaient de jeunes bergers analphabètes. Découverts dans des campagnes reculées ils furent examinés par les plus grands savants de leur temps avant d'être livrés à l'admiration des foules. La nécessité où ils se trouvaient de dénombrer le troupeau et le désœuvrement de la solitude, pensaient-on, les avaient incités à inventer pour eux-mêmes des systèmes de numération orale et des techniques de calcul mental qui firent d'eux des incarnations vivantes de ces "savants naturels" dont on soupçonnait l'existence parmi les illettrés. Calculateurs sans écriture, le berger occupe encore le pôle opposé en maîtrisant une comptabilité graphique. Figure emblématique de l'illettré savant, il passera d'une écriture de la pratique à une pratique de l'écriture comme le montre Daniel Fabre dans son analyse de l'ensemble des autres savoirs, du "savoir autre" incarné par le berger dans la culture européenne [9].

Mais "l'écriture des illettrés" ne se réduit pas aux marques pastorales. Des signes graphiques servant à la notation d'une comptabilité accessible à qui ne possédait pas l'écriture alphabétique furent en usage dans toute l'Europe dès le Moyen Age. Ils pouvaient être empruntés à des systèmes connus mis en œuvre suivant des méthodes originales comme le sont quelques chiffres romains par une vieille commerçante suisse illettrée:

"… toute une arithmétique se réduisait à un Un romain, un Cinq, un Dix et un Cent. Comme c'était au temps de sa prime jeunesse, en une région lointaine et oubliée du pays, qu'elle s'était assimilé la pratique de ce quatre chiffres, transmis par un usage vieux d'un millénaire, elle les maniait avec une remarquable habileté. Elle ne tenait aucun livre et ne possédait rien d'écrit; pourtant elle était à chaque instant en état d'embrasser l'ensemble de son commerce qui souvent s'élevait à plusieurs mille, mais se distribuait exclusivement par petits postes. Pour y parvenir, c'est avec une grande dextérité qu'elle couvrait le dessus de sa table, à l'aide d'une craie, de colonnes serrées de ces quatre chiffres. Quand, de mémoire, elle avait posé toutes les sommes de la sorte, elle atteignait avec simplicité son but par une nouvelle opération, en effaçant avec le doigt mouillé une série après l'autre, aussi promptement qu'elle les avait mises en place. Ainsi naissaient de nouveaux groupes numérique plus petits, dont le sens et la justification n'étaient connus que d'elle seule, puisqu'aussi bien, c'était toujours les mêmes quatre simples quatre chiffres qui eussent semblé à tout autre qu'elle un grimoire de l'antique paganisme" [10].

La pratique des comptes "à la craie" est attestée depuis le XVe siècle. Ils servaient aux aubergistes à noter à l'aide de quelques signes conventionnels simples l'état du crédit de leurs clients à même les murs de leur établissement. Dans plusieurs langues européennes "craie" et "crédit" sont ainsi devenus synonymes. Comptes al longue crôye comme l'on dit en Wallonie, sans doute la plus tardive de leurs terres d'élection [11]. Lettrés et illettrés pouvaient alors partager la maîtrise d'un système graphique établi par tradition et par convention. Généralement adapté à la division des monnaies locales, il permettait à ceux qui connaissaient les chiffres de reconnaître la somme finale et à ceux qui ne connaissaient que la monnaie à repérer les quantités dues. Mais le système devint vite assez sophistiqué à cause des variations constantes de la valeur des monnaies et des produits concernés. La convention rendant la tradition efficiente, le groupe des clients d'un même commerçant formait une petite communauté possédant en propre un système plus ou moins original de comptabilité graphique. Nous les connaissons grâce à de nombreuses dépositions devant les tribunaux. En cas de contestation, la justice devait en effet s'enquérir à la fois des preuves matérielles (les opérations écrites) et de leur système d'interprétation (grâce aux témoignages sur la valeur des signes employés). Il nous arrive d'assister rétrospectivement à la déposition d'un commerçant entouré de ses voisins exhibant devant un tribunal imperturbable une porte d'armoire. Car les comptes de chacun des débiteurs sont tenus, du moins en Wallonie, en un lieu précis d'une boutique vite devenue maison des écritures. Quand un commerçant malhonnête est emprisonné à Liège au XVIIIe siècle, un huissier est dépêché à son domicile afin d'y relever l'emplacement et le contenu des comptes à la craie dispersés dans ses appartements. Parallèlement, l'accusé doit indiquer au juge les lieux précis où sont tenus les comptes de tous ses clients afin qu'il ne puisse substituer un support à un autre lors d'une confrontation. La maison des écritures était aussi théâtre de la mémoire.

Cette brève incursion dans un domaine méconnu nous rappelle qu'il fut un temps dans notre société où "les illettrés" ne formaient pas forcément un groupe réduit et marginal toujours perçu de manière négative. Elle nous a permis d'insister sur l'existence de savoirs qui échappent à la mesure scolaire des habiletés "lettrées". La réalité la plus contemporaine nous confirme l'intérêt d'une connaissance précise des ces savoirs et de leur représentation. Des enquêtes conduites récemment aux États-Unis et au Brésil ont montré combien la notion de "mise en pratique" des savoirs scolaires élémentaires dans le domaine de l'arithmétique était problématique. Elles prolongent les observations plus anciennes de James Herndon:

" J'allais souvent au bowling de Tierra Firma… Un jour, je tombe sur le gamin le plus retardé de ma classe de retardés… Il se préparait prendre son travail, me dit-il. Il traînait dans le coin en attendant cinq heures, l'heure de commencer. Que faisait-il? – Je compte les points, me dit-il, pour les clubs. Il comptait les points de deux équipes en même temps. Il gagnait quinze dollars en deux heures. Pour lui, c'était un job extra: il gagnait quinze dollars en faisant des choses qui lui plaisaient et qu'il aurait peut-être même faites pour rien, juste pour le plaisir. Il comptait les points. Deux équipes de quatre personnes, huit scores à la fois. Il additionnait rapidement, sans jamais se tromper (personne n'aurait toléré d'erreur) et en respectant le procédé de décompte assez compliqué du bowling… Le club de bowling n'est pas une œuvre charitable ni sociale; ça ne l'intéresse pas de donner à un gamin retardé la possibilité de faire des progrès en fichant la pagaille dans les scores. Non, ils donnaient quinze dollars à ce gamin doué qui s'était montré rapide et précis parce qu'ils avaient besoin d'un bon marqueur. Je crus que je le tenais enfin, ce gamin borné. De retour à l'école, je le félicitai en lui disant combien il était doué pour compter les points du bowling. Et naturellement je lui refilai des problèmes de bowling. Patatras! Mon brillant marqueur fut incapable de savoir si deux 'stikes' plus un coup de huit quilles faisaient 18, 28 ou 108 et demi" [12].

Les travaux de Jean Lave et de ses collaborateurs en Afrique, au Brésil ou en Californie, montrent comment les savoirs mis en pratique dans l'exercice du métier de tailleur, lors d'achants au supermarché, dans la gestion des finances familiales ou la détermination des quantités d'ingrédients devant entrer dans la préparation des repas, prennent en compte une série d'éléments "spécifiques à la situation" qui ont peu à faire avec les acquisitions scolaires. L'un des intérêts majeurs de cette recherche est aussi de souligner que l'on ne peut rendre compte de ces pratiques en termes de handicap ou de conduite "illettrée". Au supermarché, bien des ingénieurs observés mettent en œuvre inconsciemment, au-delà du discours économiste stéréotypé servi à l'enquêtrice, une "raison irrationnelle" dont les anthropologues pourraient faire leur miel" [13]

Notes

[1] Ferdinand Buisson (éd.), Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, vol.1, Paris, 1882.

[2] La Grande Encyclopédie, Paris, 1890.

[3] Voir Daniele Marchesini, Il bisogno di scrivere. Usi della scrittura nell'Italia moderna, Bari, Laterza, 1992 et Jean Hébrard, "La scolarisation des savoirs élémentaires à l'époque moderne", Histoire de l'éducation, 1988, n°38, p.7-58.

[4] Jack Goody, La Raison graphique, Paris, Minuit, 1977, p.51.

[5] Pierre-Jakez Heliaz, Le cheval d'orgueil, Paris, Plon, coll. "Terre Humaine", 1975 [rééd. Presse-Pocket, 1982, p.250]

[6] Pierre Nauton, Atlas linguistique et ethnographique du Massif central, Paris, éd. Du CNRS, 1977, vol.III. Tous les termes sont cités dans l'orthographe de l'auteur.

[7] Frédéric Mistral, Lou Tresor dou Felibrige ou Dictionnaire povençal-français, paris, Delagrave, 1936 (1ère éd., 1886). Tous les termes sont cités dans l'orthographe de l'auteur.

[8] Vois Gösta Berg, "Die Merkbücher auf Gotland", Folk Liv, Acta Ethnologica Europae, 1966, t.XXX, p.48-62.

[9] Daniel Fabre, "Le berger des signes", Écritures ordinaires, ouvrage collectif sous la direction de D. Fabre, Paris, POL/BPI du Centre Georges-Pompidou, 1993. Voir aussi Dominique Blanc, "Graphies et comptabilités : un savoir pastoral", communication au colloque de Nuoro (Sardaigne), 20-23 Novembre 1991, inédit.

[10] Gottfried Keller, Henri le Vert, cité par Karl Menninger, Zahlwort und Ziffer, Göttingen, 1955, vol.II, p.55.

[11] Lucien Gerschel, "Autour des comptes à cérdit ou al longue crôye", Enquêtes du Musée de la vie Wallonne, Janvier-décembre 1959, t.VIII, p.264-289.

[12] James Herndon, How to Survive in your Native Land, Simon and Schuster, 1971. Cité in Jean Lave, "la qualité de la quantité", [Italique]Culture technique: "Les vues de l'Esprit", n°14, juin 1985, p.47-57.

[13] Jean Lave, Cognition in Practice. Mind, Mathematics and Culture in everiday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.





 


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