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Dominique Blanc - IDENTITES ET ECRITURE - ALMANACHS 
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LECTURE, ECRITURE ET IDENTITE LOCALE
Les almanachs patois en pays d'oc (1870-1940)

par Dominique BLANC


Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales
LISST - Centre d'Anthropologie Sociale - Toulouse

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[ Cet article est paru dans le n°5 de la revue TERRAIN (1985 : p.16-28) aujourd'hui épuisé. Il est disponible en ligne et en version imprimable sur le site de la revue mais sans les illustrations reproduites ici.
Pour y accéder
: (lien) ]
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[La figure emblématique de Frédéric Mistral domine les "Escolos" du "Mouvement félibréen, méridional et traditionaliste" dont se réclament de nombreux almanachs - Ici : page de garde de l'"Almanach illustrat de Toulouso, gascou et lenguedoucian", 1907]
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Quel peut être l'intérêt de l'almanach, « ce livre qui n'est pas un livre », pour la connaissance des identités culturelles dans la France contemporaine ? Une recherche en cours, articulée sur deux projets, tente de répondre à cette question. Il s'agit d'une part d'une analyse documentaire réalisée en liaison avec la collecte systématique d'almanachs en langue d'oc effectuée par le Centre international de documentation occitane de Béziers, d'autre part, d'une série d'enquêtes de terrain sur le rôle des pratiques locales de la lecture et de l'écriture dans la constitution d'une identité de pays, réalisées dans le cadre d'un projet plus général sur « les savoirs en Fenouillèdes » (partie languedocienne des Pyrénées-Orientales). Les premiers résultats, partiellement exposés ici, mettent en lumière l'importance du rôle de l'almanach en langue d'oc dans l'émergence d'une nouvelle représentation du local au moment où se réalise l'intégration nationale des communautés « périphériques » entre 1870 et 1940.

L'immense succès du livret « en patois » (plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires pour certains titres) est contemporain d'une adhésion populaire aux idéaux d'une école qui s'emploie à lui substituer le français. Cet apparent paradoxe trouve en partie sa solution dans la situation de ces chantres de la « petite patrie » que sont les rédacteurs d'almanachs. Nombre de ces auteurs ont un lien direct avec le Félibrige quand ils n'en sont pas des membres actifs. Ce mouvement fondé, on le sait, par Frédéric Mistral et six autres poètes, en 1854 en Avignon, a suscité les vocations d'écrivains en langue d'oc de Nice à Bordeaux et de Narbonne à Limoges. Après 1870, des escolos («écoles » = cercles locaux) apparaissent au sein des maintenances (circonscriptions régionales) de ce vaste territoire. L'almanach, opuscule hérité de l'Ancien Régime, est apparu à de nombreux félibres comme un moyen facile d'atteindre un public populaire qui compte en son sein de plus en plus de lecteurs potentiels. L'Armana Provençau des Avignonnais avait donné l'exemple dès le milieu du siècle. S'ils lui empruntent beaucoup, les autres almanachs dessinent à leur manière les contours d'une identité locale complexe dont la définition reste problématique.
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[Réunion poétique des jeunes félibres fondateurs de l'"escolo" toulonnaise de "la Targo" au début du siècle. (Photo extraite de "l'Armanac de la Pignato", 1939)]
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Faire un almanach

Les expériences sont diverses. Il sera possible d'en faire une analyse systématique quand le corpus en voie de constitution atteindra une dimension suffisante. En l'état actuel des choses, l'approche d'une collection limitée est seule permise. Cinq titres peuvent servir d'exemple.

Emanation directe d'une école félibréenne gasconne « l'Escolo deras Pirineos », l'Armanac dera Mountanho, imprimé à Saint-Gaudens à partir de 1908, puis à Toulouse et à Foix, se présente comme l'écho annuel d'un mouvement organisé. L'Armanac de la Gascougno (Auch, depuis 1898), quoique se réclamant du Félibrige, est l'œuvre personnelle de l'abbé Sarran. Il en va de même pour l'Armanac de Louzéro (Mende, depuis 1903), fondé par le chanoine Remize. L'Almanac patouès de l'Ariéjo (Foix, depuis 1891) est l'œuvre d'un imprimeur aidé d'érudits locaux. Quant à l'Almanach Boher (Perpignan, puis Carcassonne, depuis 1875), très répandu dans le Languedoc occidental, il est paradoxalement l'œuvre d'un Catalan, « météorologue » à l'écart du Félibrige, mais largement influencé par ses productions. Nombre de rédacteurs principaux pourraient se reconnaître dans ce que l'abbé Fernand Sarran nomme lui-même « un joli conte » sur l'origine de son propre almanach :

« Un jour de foire, j'achetai, sur la place du marché aux volailles, à un marchand de vieux papiers, un petit livre qui me coûta deux sous. Il contenait des vers en provençal, vers du grand Mistral de Maillane... et j'essayai moi aussi de faire des vers gascons... « Des vers en patois », me dit mon père, « N'es-tu pas fou ? Ecoute, mon petit ami, tu seras toujours à temps d'en faire. Je m'étonne que depuis quatre ans que je t'entretiens au collège, tu ne saches pas dire les mêmes choses en français ! »... Je lus à ma grand-mère les vers que j'avais lus à mon père, un mois plus tôt. « Mon Dieu, mon ami », fit la pauvre défunte, « que c'est joli : j'ai tout compris ! Recommence ! » Et je recommençai. Et je vis une larme couler de ses yeux sur ses joues... Cinq ans, six ans passèrent... Puis un jour — c'était je crois en 1891 —... un de mes maîtres... nous lut une page de journal où il était expliqué en détail ce qu'avait fait le «Cascarelet » provençal (Roumanille). Mon cœur se mit à battre. Depuis je pensais souvent : « Puisque lui était le Cascarelet, pourquoi ne serais-tu pas le Cascarot ? »... A la fin de 1898, encouragé par Léonce Couture, Bladé, Isidore Salles, Laclavère et Tallez, je fis paraître à Auch le premier Armanac de la Gascougno » (A.D.G., 1904, trad.) [1]

L'expérience individuelle de la découverte des grands écrivains en langue d'oc s'accompagne du sentiment d'un renouement avec la tradition pardessus la génération qui place ses espoirs dans l'école et le français. La décision est encouragée par le parrainage de quelques personnalités locales. Le lien avec une entreprise éditoriale est une constante. Quand il ne s'agit pas de groupes de presse, il s'agit en général de publications érudites. L'Almanac patouès de l'Arièjo est à ses débuts un simple recueil de textes déjà publiés dans le Bulletin de la Société ariégeoise des Sciences, des Lettres et des Arts. L'Armanac de la Gascougno est le supplément annuel de la Revue de Gascogne, et l'Armanac dera Mountanho celui de la revue Era bouts dera Mountanho. Quelques almanachs en français, quoique de diffusion restreinte, ont maintenu la permanence du genre. Les promoteurs de livrets en langue d'oc ont conscience de se situer à la fois dans une continuité éditoriale et un regain d'intérêt pour la langue et les traditions populaires. Le titre complet du livret ariégeois précise : A.P.A. « contenant, avec les indications des autres almanachs, foires, courses de la lune, tout ce qu'il faut pour faire rire et contenter les gens de notre si aimable pays, comme proverbes pour chaque saison, chansons, contes, histoires, farces, etc. ». L'imprimeur précise dans son avis au lecteur :

« Laissez-moi vous offrir, pour les étrennes de l'an 1891, cet almanach patois, ce que personne n'avait encore jamais essayé de faire dans le département... Avec l'aide de quelques personnes j'ai recueilli ce que j'ai cru utile pour faire plaisir à ceux qui aiment notre pays d'Ariège et qui ne méprisent pas notre vieille et si belle langue » (A.P.A., 1891).
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Dans le premier Armanac de Louzèro, l'arrivée du livret est mise en scène dans un dialogue préliminaire :











« L'almanach patois. (...) Il faut que je te dise, Jacou, que ma fille était à Mende, hier, pour y vendre quelques fromages. Elle en a ramené une nouvelle : il paraît que l'on va faire un livre en patois. Tu ne l'as pas entendu dire ?
— Jacou : Un livre en patois ? Non... Tu veux peut-être dire un almanach ?
— Touèno : C'est ça : un almanach en patois.

— Jacou : J'y suis maintenant, et comme disait l'autre : il suffit d'expliquer. Mais il te faut savoir, Touèno, qu'un almanach ce n'est pas un livre : un almanach, c'est un almanach... Il y a les fêtes, la pluie et le beau temps, les foires, les lunes, de petites choses pour amuser le monde, des proverbes, des contes, des chansons, des remarques... Souviens-toi, Touèno, qu'un livre il y en a beaucoup qui ne se baisseraient pas pour le ramasser, alors qu'un almanach en patois, tu verras qu'on s'y jettera dessus comme les brebis sur le sel... » (A.D.L., 1903, trad.).

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Ces initiatives, concomitantes mais non concertées, s'échelonnent entre les lendemains des grandes lois scolaires et la décennie précédant la guerre de 1914 dans l'ensemble des pays d'oc. Un succès immédiat les incite à persévérer. Inscrites dans un mouvement culturel et éditorial irréversible, elles n'en sont pas moins portées par l'engagement personnel d'un maître d'œuvre.
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Ainsi le chanoine Remize en Lozère :

« Je l'ai vu pendant quinze ans
braya son armanac comme il disait. Il se mettait
à l'ouvrage vers le début d'octobre et pendant
un bon mois restait taciturne, parfois maussade,
parlant peu à table, poursuivant son rêve
ou la trame de son histoire.

Sous sa couverture de couleur, l'Armanac avait
invariablement ses 64 pages. Il s'ouvrait par un
calendrier détaillé et s'achevait par la liste des
foires de la Lozère. Un « catecisme de la Meirino » (catéchisme de Grand-Mère) ou « del Peyri » (de Grand-Père), un récit évangélique, un conte du pays, du diable, du renard et du loup, parfois un conte «biropassat » (traduit) de Grimm ou de Perrault : le tout entremêlé de savoureuses farces, de bons mots, de devinettes, de chansons et clôturé par « l'ensenhadou » ou table des matières. Il assurait lui-même l'essentiel de la rédaction... Le pseudonyme habituel du chanoine Remize, c'était « Lou Grelhet », le grillon. Mais il avait signé aussi Blase, l'Alurat, Janou, l'Ainat, Cascabel de Jabous, Peire del Roc... Il suivait régulièrement les autres almanachs de langue d'oc et c'était une des sources de son inspiration (qui était loin d'être un esclavage)... Souvent j'étais chargé de recueillir, dans les vieux almanachs Hachette ou Vermot, des bons mots ou des historiettes que lui savait merveilleusement accommoder à la sauce patoise et baigner d'humour paysan».
[2]
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Le rédacteur principal ne se contente donc pas de rassembler des textes et la matière première de l'almanach n'est pas simplement «populaire ». Traduction d'un parler à l'autre, mais aussi emprunts délibérés aux recueils savants et aux publications françaises de grande diffusion traduits, adaptés, récrits... Nous sommes loin du lieu de rencontre innocent entre une tradition orale locale et une production écrite de poètes patoisants. Le bureau du rédacteur principal est un véritable atelier de production d'un écrit en langue locale présentant les marques d'un enracinement reconnaissables par des lecteurs autochtones. L'expérience de cette reconnaissance doit beaucoup à la magie de la traduction. Comment agit-elle dans cet espace morcelé et sans identité linguistique qu'est l'ensemble des pays d'oc autour de 1900 ?

Langues et parlers : une identité sans limites

Tous les almanachs se réfèrent à « notre langage », à « la langue des Anciens », « la langue de la Terre »... Mais ni la géographie, ni les divisions administratives, ni les seuils d'inter-compréhension immédiate, pas plus que les anciennes provinces ne constituent des limites fixes et revendiquées comme telles. Une division de l'espace aux frontières mouvantes est donnée à lire. Le titre lui-même est une première indication. « De la Lozère » ou « de l'Ariège » situent l'almanach dans un cadre départemental que contredit aussitôt le choix des parlers et l'aire de diffusion. Le livret ariégeois est très lu dans la montagne audoise, le lozérien est volontairement absent des zones protestantes et cévenoles du département. Plus un almanach est intégré dans le mouvement félibréen, plus le territoire revendiqué est vaste et désigné par une entité « régionale ». Ainsi l'Armanac de la Gascougno et l'Armanac dera Mountanho se situent-ils tous deux en référence à la Gascogne définie par sa langue :

« ... Cette langue gasconne qui ne doit jamais périr, est de notre race, la race gasconne toujours debout et alerte entre Bordeaux, Toulouse, les Pyrénées géantes et la mer sauvage et qui peut en remontrer, savez-vous, par l'esprit comme par le courage à tout autre sous la voûte céleste. » (A.E.M., 1909, trad.)

« La Reine, mes amis, est la langue gasconne ; et nous nous sommes étonnés, les uns après les autres, de lui trouver tant de musique dans les mots, tant de jeunesse dans le cœur ». (A.D.G., 1906, trad.)


Subdivision de la langue d'oc, ensemble de parlers ou langue parmi les autres langues « méridionales » la langue gasconne n'est pas définie de la même manière par tous les livrets qui s'en réclament. Il est assez fréquent de trouver des définitions différentes, dans deux livraisons d'un même almanach, quand ce n'est pas à l'intérieur du même livret !
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[Chaque "Escolo" élisait sa Reine qui devait incarner pendant une année la langue et les traditionsdu pays dont elle portait le costume. Ici : la "Rèina de l'Escolo deras Pirineos"
et sa fille en 1947
("Armanac dera Mountanho", 1948).]

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Ces incertitudes doivent se lire en référence au débat qui agite le Félibrige, en particulier dans les écoles de l'ouest aquitain, réticentes à tout effacement de « la Gascogne » dans un ensemble méridional qui serait dominé par les Provençaux [3]. Cette identité gasconne, chasse gardée des élites aquitaines, s'affirme en négatif :

« En 1877, ceux d'Avignon se trompaient en voulant une maintenance d'Aquitaine sans fixer les bornes de cette province félibréenne et surtout en voulant que Toulouse fût notre capitale. » (A.D.G., 1905, trad.)

Au plus près de leur public, la plupart des almanachs se voient contraints de se référer au patois, tout en revendiquant la richesse et la diversité du langage populaire, ce qui ne va pas sans quelques difficultés et contradictions. Ainsi l'imprimeur-rédacteur de l'Almanac patouès de l'Arièjo tente d'expliquer le choix de son titre dès le deuxième numéro :

« Si j'ai mis le mot patois dans le titre, c'est pour bien faire voir ce que nous voulons faire, c'est-à-dire un almanach, écrit dans notre langage, qui n'est pas un patois mais une belle langue, sœur ou cousine de celles qui se parlent dans le Midi ». (A.P.A., 1892, trad.)

Cette note, répétée en 1893 et 1894, deviendra en 1895 :

« Si nous avons mis le mot patois dans le titre, excusez-nous, nous en demandons pardon aux savants. Nous avons voulu faire bien comprendre ce que nous faisons, c'est-à-dire... pas un patois mais une belle langue, sœur ou cousine de celles qui se parlent de chaque côté des Pyrénées ». (A.P.A., 1895, trad.)

Le Bigourdan Miquéu Camelat pourtant partisan de l'adoption d'une langue littéraire puisqu'il transcrivit ses propres poèmes du bigourdan en un béarnais central qu'il jugeait plus « classique », n'hésite pas à intituler Armanac patouès de la Bigorre le livret qu'il fonde en 1893 avec un autre écrivain, Simin Palay.

Quoi qu'en aient ses rédacteurs, l'almanach s'impose comme un livre patois auprès du public populaire, entérinant ainsi, par la reconnaissance du morcellement linguistique, l'extrême indécision de l'identité locale proposée à la reconnaissance du « peuple ». Celui-ci éprouve par ailleurs l'unité d'une identité nationale proposée entre autres, et de manière décisive, par l'école. Ce décalage est encore plus sensible si l'on considère non plus l'évocation explicite d'une identité mais l'entrecroisement des espaces qui résulte de choix pratiques.

Par sa zone de diffusion, l'Almanac patouès de l'Arièjo est un écrit «montagnard » qui s'adresse à l'est pyrénéen. Par ses indications pratiques (foires et marchés), il s'ouvre à l'ensemble du Languedoc occidental. L'Armanac dera Mountanho « couvre » la zone pyrénéenne voisine, de parler gascon. Mais à partir de 1927, l'arrivée de collaborateurs lointains et l'adhésion de félibres languedociens ariégeois (la limite des dialectes traverse le département), élargissent son territoire de prédilection. « Arièjo » rejoint alors « Couménges et Couserans » dans son sous-titre alors qu'est maintenue la devise devenue inexacte : « Toustem Gascous » (toujours gascons !). Il est vrai que les auteurs du livret ne s'embarrassent guère de subtilités quand il s'agit de distinguer les différents espaces de référence : «pays », départements et régions historiques sont confondus : « Ariège, Comminges, Quatre-Vallées, Nebouzan, Couserans, Haute-Garonne... Vive l'Ariège et la Gascogne ! La Plaine et la Montagne ! » (A.E.M., 1927, trad.)

Son appartenance régionale tend, en fait, à s'affirmer plus sûrement à travers l'audience rencontrée par les manifestations organisées par l'Escolo qu'il soutient, par l'extension empirique de sa diffusion et par l'écho de son idéologie maurrassienne latente plutôt que par la revendication explicite d'un espace strictement délimité. Cette définition par la pratique est illustrée par l'almanach non félibréen de Sébastien Boher. Rédigé en Roussillon mais ignoré des Roussillonnais, imprimé à Carcassonne, il publie de plus en plus de textes languedociens empruntés aux autres almanachs et accueille des publicités d'entreprises audoises. Un département occitan devient ainsi la terre de prédilection d'un almanach « catalan ». L'ajustement incessant de ses niveaux d'inscription dans l'espace est une caractéristique majeure du livret populaire. L'état de concurrence permanente et implicite dans laquelle se trouvent engagés tous les titres est une autre donnée à prendre en compte dans ces déplacements.
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[Le "météorologue" Sébastien Boher, relayé à sa mort par son gendre, marchand de fouets, incarne parfaitement, de 1875 à 1939, l'auteur d'almanach situé dans la tradition du livret d'Ancien Régime mais puisant largement dans les productions écrites du mouvement félibréen. Son nom est devenu un nom commun dans l'Aude et le Fenouillèdes voisin où prédire le temps se dit "faire le Boher"]
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Le peuple de l'Almanach

Cette identité multiple et morcelée est subsumée par l'unité d'un autre ordre que lui confère le discours félibréen. Transcendant les groupes de « Landais », « Ariégeois » ou « Gascons », « le Peuple » est le groupe de référence privilégié, situé dans un passé immédiat. Essentiellement paysan, il est affronté aux dangers de la ville et du modernisme contre lesquels il maintenait hier encore « une » langue, des valeurs et des traditions. Mais « le peuple » est aussi le groupe d'appartenance des lecteurs, destinataire idéal du message de maintenance et de revivification véhiculé explicitement par l'almanach. Ce trait n'est d'ailleurs pas propre aux livrets en langue d'oc. La belle collection de préfaces réunie par Colette Barbé en Gascogne3 atteste la constance des liens qui unissent discours au peuple et discours sur le peuple dans toutes les variétés du genre. Ainsi s'exprime, par exemple, l'Almanach de la Jeunesse édité à Toulouse par un groupe de protestants en 1909 :

« Le travail de la terre est bien pénible, peu rémunérateur, presque déshonorant pour nos jeunes générations. Voilà le cri général. Que de déboires en revanche guettent les infortunés qui se laissent aller à écouter les mauvais conseils ! Et qui abandonnent le foyer paternel pour courir les chances très aléatoires de l'incertain et de l'inconnu. Combien nombreux sont ceux qui reviennent au pays désillusionnés, découragés et gangrenés au moral et au physique! » [4]

L'auteur d'almanach H. Dambielle lui fait écho dans un roman de 1910 dont le style rappelle les textes sur le danger de l'onanisme en vogue depuis le XVIIIe siècle. Renvoyé du collège, un fils de paysan retourne au village :

« Il était devenu tout détraqué, tout sens dessus dessous ; le corps, on aurait dit un friton des plus desséchés ; la langue, un dard pointu qui ne savait plus saliver que du venin ; l'âme, un morceau de charbon qui empoisonnait par sa fumée ; le cœur, une petite fiole de vinaigre mélangé de fiel. En dix ans, le collège avait brisé ainsi ce joli grain de blé qui aurait si bien grandi, fleuri et grainé, si le vent de la folie ne l'avait jeté dans un terrain trop maigre pour pouvoir s'y enraciner profondément, un terrain perdu de mauvaise graine » [5]

La majorité des livrets « en patois » joue sa partie dans ce concert de stéréotypes véhiculés par la presse et les livres bien pensants. Il ne faut donc pas s'étonner du nombre considérable d'ecclésiastiques parmi les auteurs d'almanachs. Ainsi, en Lozère, le chanoine Remize : « L'almanach était tout à fait apolitique. C'était une œuvre un peu religieuse, apostolique si l'on peut dire et puis morale, moralisatrice. Il y avait des contes pour prêcher le respect des vieux, par exemple. Le chanoine était un homme très pieux, très « ancienne France » et qui considérait cela comme un apostolat. Mais il se laissait emporter par le côté humour, par le côté littéraire aussi. Il se rendait bien compte que sa langue avait une certaine classe. Il avait lui-même rassemblé ses textes pensant les publier. Mais au départ, c'était nettement apostolique.»
[6]

Cette expérience est encore une fois exemplaire. L'écriture d'almanach, sans grande « valeur » au début de la période considérée, ne reste pas étrangère à des stratégies de distinction et de constitution d'un public local qu'il faudrait restituer dans leur complexité. Bien connaître le patois et le peuple dont on est plus ou moins récemment « sorti », aux deux sens du terme, n'est-ce pas une compétence que l'on peut faire fructifier au sein des groupes savants locaux et dans une littérature qui crée et contrôle son public en lui désignant son patois comme une langue potentiellement littéraire ? De l'Ecole à l'Escolo, l'érudit et le poète gagnent une audience inespérée qui consacre leur maîtrise. La composition du bureau de l'Escolo deras Pirineos, responsable de l'Armanac dera Mountanho, est à cet égard significative :

Président : Docteur en droit, président de la « Société des Etudes du Couserans ».
Vice-présidents :
a. Ancien professeur, ancien aumônier militaire.
b. Ancien professeur, curé de village.
c. Directeur d'écoles publiques, officier d'Académie.
Trésorier : Ancien élève de l'Ecole normale supérieure, professeur agrégé de philosophie.
Secrétaire adjoint : Pharmacien-lauréat, officier d'Académie (A.E.M., 1911).
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[Sur le modèle des examens scolaires officiels, les enfants sont invités à concourir en langue d'oc à l'occasion des Jeux Floraux annuels proposant thèmes, versions, narrations, compositions littéraires et recueils de coutumes, selon un programme proposé par l'almanach qui se fait l'écho des cérémonies publiques de remises de récompenses. Ici : lestrade officielle des jeux Floraux de Muret, près de Toulouse, en 1925 ("Armanac dera Mountano", 1926)]
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L'almanach élargit le champ des possibles. Initiative individuelle au départ, « apostolat », il recrute bientôt des « bonnes volontés » gagnées à la cause de la « petite patrie » :

« Mais j'en trouvai du monde en Armagnac pour me faire la courte échelle ! L'un me porta un conte, l'autre une chanson ; celui-ci polissait un poème ; celui-là écrivait une histoire amusante de battage ou de vendange. »(F. Sarran : « En me retournant », A.D.G., 1923, trad.)

« Le chanoine Remize a toujours eu des collaborateurs. C'était sa chose, mais il y a un tas de gens que cela démangeait d'écrire en patois. Il en recevait plus qu'il ne pouvait en mettre... Certains étaient des collaborateurs occasionnels comme ce professeur de latin à la faculté de Clermont-Ferrant, plutôt anti-clérical... mais surtout des prêtres..» [7]

Organisés en collectif de fait, ces lettrés de villages et ces érudits citadins affirment leur légitimité à représenter le peuple au sein de la société locale :

« Aux autorités du pays : vous nous devez votre aide. Que voulons-nous faire, en effet ? Rien, si ce n'est donner à nos populations plus de fierté, de dignité, de liberté, conserver à la France la langue et l'esprit de la Gascogne, relever le parler du peuple. Avec cette œuvre patriotique et démocratique, vous tous, Messieurs, Maires, Conseillers de nos communes, de nos arrondissements et départements, vous vous devez de nous comprendre et d'être de cœur avec nous.» (A.E.M., 1911, trad. soul.)

« Aux montagnards et aux paysans gascons : vous êtes le sel de notre terre maternelle ; mais si ce sel s'affadit, avec quoi la salerons-nous ? Tant que vous serez, vous, attachés d'esprit et de corps aux bons usages et à la bonne langue de chez nous, la Gascogne ne périra pas. Faites donc ainsi, nous vous en conjurons : vivez et parlez en bons Gascons et moquez-vous des autres. Soyez sûrs que ce qu'il y a de plus noble, dans un pays, de plus distingué, c'est ce qui est du pays lui-même, et pardessus tout ce qui est pur et sincère, et sans aucun abâtardissement ! » (id.)

Cette double exhortation ressemble fort à une conjuration. Rien n'échappe en effet au mouvement d'intégration nationale. Au niveau régional l'économie et la politique sont structurées de l'extérieur par l'achèvement de la construction étatique. Les zones méridionales donnent à la République une partie importante de son personnel politique. L'éducation nationale en français reçoit désormais l'adhésion active des populations rurales. L'émergence du local est articulée de manière complexe avec ce processus irréversible. Produit d'une restructuration de l'espace qui le situe au bas de la pyramide, ses élites y voient leurs rapports directs avec la population court-circuités par une relation tout aussi directe du « peuple » avec l'instance nationale. La « République au village » situe le village dans la République. Le Félibrige est condamné à exalter un peuple mythique désigné de manière tautologique comme le peuple du Félibrige :

« Tous Félibres ! Vous qui lisez l'almanach chaque année, vous êtes des félibres, parce que vous aimez la langue des Anciens, les chansons qu'ils chantaient, les contes qu'ils contaient, les proverbes et les devinettes qui étaient les leurs au temps jadis. Vous qui voulez vivre et mourir sur la terre mère, dans la petite maison ou au château où vécurent et moururent les vôtres, vous êtes félibres, parce que vous croyez que la terre des aïeux est bonne conseillère et que les murs de terre ou les murailles de pierre de la maison ont gardé quelque chose de l'âme des pères et des mères !... Est félibre, quel que soit l'homme, riche ou pauvre, écolier ou maître d'école, quand il aime et fait aimer autour de lui tout ce qu'aimaient les anciens... Gascons, mes amis ! Paysans de la Gascogne ! Ne sommes-nous pas tous félibres ici ? Et où les anciens ont posé les sabots, ne poserons-nous pas le pied ? » (A.D.G., 1907, trad.)

Un tel discours ne se situe pas pour autant en dehors d'un jeu dont les nouvelles règles l'excluraient pour cause d'archaïsme. Il y incarne, tout au contraire, une figure essentielle : la nouvelle figure de l'autochtonie, telle qu'elle se dessine dans l'émergence du local. Les groupes et les individus situés dans la mouvance félibréenne ont occupé, dans la majeure partie de la période qui nous intéresse, une place décisive, en retrait mais située au point de rencontre de divers champs. Nous avons vu s'interpénétrer les groupements politiques, les cercles érudits, les moyens d'information, les milieux ecclésiastiques et le monde scolaire. Prenant position dans l'espace du local ils ont nécessairement traversé la question des langues, des « traditions » et de la différence qui fait l'autochtonie du local et son « authenticité ». C'est cette différence que le Félibrige entend illustrer. Son champ d'action propre est l'écriture et ce n'est nullement un hasard si nous avons pu repérer des convergences dans le choix de la langue, dans le type de discours à travers l'invention ou la réactivation d'un genre et d'un style d'écriture qui n'est pas seulement « d'almanach ». C'est un ordre local de l'écriture qui s'instaure dans la mouvance des écoles félibréennes, au moment même où l'alphabétisation populaire atteint son apogée. La multiplication des collaborations volontaires à la rédaction de l'almanach le signale comme l'aboutissement « naturel » de toute écriture locale, qui est aussi écriture sur le local, et le plus souvent en langue locale. Elle met en scène le « peuple-félibre » invité à se reconnaître dans cette lecture. Or, élevé au rang de mainteneur sacré dans les préfaces, il n'apparaît plus ensuite que sous des masques de personnages de facéties. La petite patrie ne mourra pas parce que :

« Miquelou, Chichorle, Padène, Zizi, Pansète, Marinette et Finette seront vivants. Ils seront vivants tant que vivront les champs et les prés de notre pays, couverts de fleurs à chaque printemps... » (A.D.G., 1938, trad.) Comment se reconnaître dans de telles caricatures ? Le travail d'écriture des rédacteurs a su en faire des personnages familiers.
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[Deuxième numéro du livret narbonnais auquel ne dédaignent pas de collaborer d'éminentes personnalités régionales qui y publiaient sous leur vrai nom des compositions raffinées et sous pseudonymes, de grasses "couillonnades" ]

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Une pratique de la traduction

Voici comment s'écrivaient les facéties de l'Armanac de Louzèro :

« Il y avait lo pastre de las rassenados. Il attribuait au «pastre » d'autres histoires. Il les mettait sous ce nom. Les personnages qu'il représentait étaient déjà dans le folklore. S'il trouvait une histoire quelconque il la reprenait avec ces personnages. Quand cela s'adaptait, il le mettait dans la série du « pastre ». Et puis les histoires du diable... Il traite toutes ces histoires de magie et de sorcellerie sans les prendre au sérieux. En réalité, ce sont des histoires que l'on retrouve avec le diable redoutable et redouté, tandis que lui, il traite le diable un peu comme un personnage de comédie... Quant aux lieux, il faut bien trouver des noms, sinon ce serait trop abstrait. Il prend alors le nom d'une pièce de sa propriété natale : las pelhosas. Les gens des Peilhouses, village lozérien, ont protesté, croyant se reconnaître dans les personnages ridiculisés par la facétie..» [8]

Le rédacteur d'almanach alimente son écriture à deux sources. Tout d'abord le « folklore » qu'il connaît par tradition familiale. Ensuite le corpus des écrits en circulation dans son milieu : journaux, revues, autres almanachs français et occitans... Il compose, à partir de ce matériau de base, des histoires organisées en série et susceptibles d'accueillir de nouveaux textes grâce à une pratique codifiée de la traduction. L'effet de vraisemblance est obtenu par un ancrage de cette tradition fictive dans le monde du « Grelhet » qui emprunte aux souvenirs d'enfance du chanoine Remize, à la mémoire familiale et à la mémoire villageoise. L'univers sublimé de l'enfance fournit le cadre dans lequel se déploie la fiction d'almanach. Des moments et des lieux d'une expérience individuelle éloignée par la distance temporelle mais aussi sociale et culturelle accèdent au statut d'expérience exemplaire et d'espace bien connu à travers la description d'un monde organisé de manière cohérente. Ainsi le « catéchisme de la grand-mère », les facéties du « pastre », l'ensemble des textes présentés sous forme de rubriques régulières créent un univers d'autant plus « familier » qu'il est sans cesse marqué de notations réalistes, arrivée d'un voisin demandant de l'aide pendant un récit, bruits de l'étable interrompant un « catéchisme »... Il faut comprendre le « personnage d'almanach » dans ce contexte. Soit Toupinas, incarnation lozérienne de « Jean le sot ». Ses aventures sont relatées dans le livret de 1907, telles que Félix Remize les a recueillies de la bouche de l'une de ses tantes. On sait que l'innocent y prend au pied de la lettre les métaphores du langage courant, ce qui ne manque pas d'occasionner de nombreuses méprises sur lesquelles brodent les versions du conte. Dans l'almanach, un glissement progressif s'opère, de Toupinas innocent de village à Toupinas stéréotype du paysan lozérien. La rubrique « Aventures de Toupinas » est alors nourrie d'historiettes majoritairement empruntées à un répertoire extérieur aux variantes du conte, tel ce texte issu de l'Almanach Vermot :

« Toupinas est allé à Paris et se paye un fiacre à trois francs de l'heure, pour être promené. Le cocher fait claquer son fouet et part au galop.
— Arrêtez ! crie Toupinas. N'allez pas si vite, ou cette heure va passer comme un éclair !... »
(A.D.L., 1910, re-traduction)

Par une distorsion imperceptible, les anecdotes de transmission orale sont confondues, dans l'almanach, avec les histoires « drôles » traduites. L'ensemble des textes est soumis à ce traitement. « Lou Grelhet » a réalisé de belles « traductions » des contes de Grimm les inscrivant par une permutation du lexique, des figures de style, des attributs des personnages et de certaines situations, dans une tradition plus lozérienne que nature. Mais la facétie reste au cœur de l'opération d'adaptation-création. En elle se joue la confrontation de comportements culturels révélés par le texte à rire. L'almanach, par ailleurs attaché à défendre et à revendiquer l'authenticité du natif inséré dans une communauté harmonieuse et pacifique, met en scène dans ses pages les plus lues la gaucherie, l'archaïsme, l'incapacité à lire le monde nouveau d'un paysan stéréotypé. Il est certes désigné comme l'Autre, celui auquel on ne peut s'identifier mais cet autre accumule les attributs du paysan réel, ceux qu'il doit désormais rejeter dans la présentation de soi. Cette identité ambiguë n'est pas, elle non plus, totalement étrangère aux sociétés paysannes. Outre l'ancienneté d'un certain type de récits sur le paysan à la ville, la permanence d'un « blasonnage » populaire l'atteste. Un ensemble évolutif de traits imposés aux autres groupes comme autant de signes d'identité par une communauté, constitue le « blason » qui sert à se distinguer par les manières de parler, de se conduire en société, de se vêtir, de se nourrir... Poussée à son terme cette stigmatisation de l'Autre aboutit à la peinture de l'une de ces béoties marquées par l'inversion, la perversion et la démesure. L'almanach joue de ce traitement traditionnel :

« Le Boher se moquait beaucoup des gens de Baixas. Ça chauffait... Partout il y a des gens un peu simples mais par contre il y en a... Ça avait fait un peu de tort aux gens de Baixas. Il y avait eu des polémiques assez serrées. C'est vrai qu'il les sous-estimait un peu trop. Ils avaient raconté des choses... » (Homme, Fenouillèdes, 75 ans.) (Suivent sept facéties communes à de nombreux almanachs.)

Le passage à l'écriture déclenche un processus complexe où se mêlent rejet et identification. L'anecdote précédemment citée des habitants du village lozérien des Peilhouses protestant contre les niaiseries qui leur étaient attribuées par homonymie involontaire en témoigne. La publicité de l'écrit déplace vers un nouvel ordre le jeu des différences.

A l'horizon de cette dérive se trouvent inévitablement marquées les facéties sur la langue et sur l'institution acculturante par excellence qu'est l'école, avec en point d'orgue la méprise fondamentale qui porte à la fois sur la langue et sur l'écriture.

« Nous avons retrouvé la lettre que Toupinas envoya à son cousin, pour l'inviter à sa noce :
— Serp cousin, Z'ai mille main à la plume après aboir dina rotté, pour bous dire que ze va bien et que je sue pas été malade. Sé pour bous coubider à ma noce, qui tombera le 1er d'Abril. Ma future, il sa pelle Mangetoucru. Aile est brabe, pour passer, et il ferèt pas du mal à une mousse....»
[9] (A.D.L.)

Au moment où la compétence scolaire tend à s'imposer comme étalon de toute compétence, une telle actualisation du thème de la méprise sur le sens prend toute sa signification.
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[L'enfant devient vite un jeune lecteur quand l'école se généralise. C'est lui qui servira d'intermédiaire pour la lecture de l'almanach par les plus anciens. (Villageois des Corbières audoises, début du siècle. Photo d'Ernest Saly, Juge de paix) ]

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Une lecture familière

Au tournant du siècle, quand l'école devient une institution installée au cœur des communautés et au cœur des stratégies familiales, l'almanach est aussi un livre de lecture « malgré lui ». Ecrit disponible, souvent le seul, il permet d'acquérir ou de parfaire un apprentissage de la lecture hors l'école. L'intérêt de cette situation est double. D'une part, il apparaît que cet apprentissage ou cette pratique continuée a lieu dans la langue chassée de l'école, dans une notation de l'oral sans codification uniforme et explicite ; en second lieu, il semble qu'elle emprunte à l'école ses protocoles de lecture : apprentissage «par cœur » et référence au texte comme production empruntée à l'œuvre d'un auteur [10]. Ce processus complexe ouvre des perspectives à l'analyse du passage de l'oral à l'écrit qui ne peut se contenter de décrire l'affrontement d'une culture orale autochtone et d'une culture écrite étrangère imposée par l'école avec les instruments de sa compréhension. A la différence des recueils de textes scolaires, l'almanach est un écrit partagé, non seulement par une appropriation collective, mais aussi grâce au rapport étroit que son contenu entretient, moyennant transformation comme nous l'avons montré, avec la tradition orale.

Mais l'almanach est aussi un écrit qui partage. Objet familier, il n'en opère pas moins des différences par ses modes de lecture, ne serait-ce qu'en distinguant le vrai lecteur du simple auditeur, ou de l'usager du seul indicateur « utilitaire ». Plus profondément, le partage s'instaure au sein de l'univers familier où l'enfant prend place comme jeune lecteur :

« (A la veillée) le ronron des paroles et la bonne chaleur alourdissaient mes paupières et je somnolais ; alors on me donnait l'Almanach Boher et mon sommeil s'en allait aussitôt. Je m'installais à la table, sous la lumière douce de la lampe à pétrole et je me créais le meilleur moment de la soirée. .» [11]

De la différence entre « celui qui lit » et tous les autres, fortement marquée par une ritualisation des attitudes publiques du lecteur reconnu dans une culture de l'oralité [12], on passe à la différence qui devient déterminante de toute attitude par rapport à l'écrit, la distinction de celui qui, à la maison, anticipe ou prolonge la posture singulière du lecteur-étudiant. Que le livret familier soit au cœur de cette évolution n'est certainement pas indifférent. La preuve en est sa disqualification par celui qui accède aux « vrais livres », en rupture avec les objets de lecture familiers et les instruments d'apprentissage :

« Je ne savais guère ce qu'était un vrai livre, car mes livres de classe représentaient, comme mes cahiers, comme le tableau noir, comme mon plumier et mes compas, des instruments de travail, des choses d'école. A la cuisine, sur la planche de la cheminée, il y avait bien l'Almanach de la Creuse et les Recettes de tante Marie, mais c'étaient là des objets de ménage....» [13]

Qu'en est-il d'une lecture populaire qui ne dédaigne pas de s'intéresser à ces « objets de ménage » pour leur contenu narratif ? Une inscription du local dans l'écriture retient son attention :

« La plus grande partie de l'almanach était consacrée à des histoires drôles et à des contes. Je me délectais à leur lecture, surtout l'année où j'y ai trouvé le Curé de Cucugnan d'Achille Mir. Mais j'en voulais quand même à l'auteur d'avoir relégué en enfer mes chers Cucugnanais....» [14]

L'almanach n'est pas, ou pas longtemps, le seul texte qui opère cette inscription. De la chronique spécialisée de la presse urbaine à la brochure communale, un ensemble d'écrits occupe le nouvel espace du local : « Et le bulletin paroissial ? Je le croyais uniquement fait pour nous : j'étais si fier de voir imprimé « Loubaresse » sur la couverture!» [15]

Mais dans cet ensemble très divers l'almanach « en patois » joue alors un rôle spécifique que nous avait déjà suggéré une approche de son contenu : il assigne leur place dans l'ordre local de la lettre à l'illustration de la langue et des traditions que les félibres auraient voulu, par la magie de la parole prise, miraculeusement diffusée au-delà de leurs espérances, voir « revenir » au premier rang des valeurs conservées et défendues par « le peuple » :

« Il y avait aussi quantité d'almanachs qui réapparaissaient aux approches de l'hiver, l'Almanach du Pèlerin entre autres. Et surtout l'Armagna du Père Menfouté, qui commençait une longue carrière.



C'était quelque chose de si nouveau, pour nous à qui l'on faisait le reproche — je ne sais pas s'il était bien justifié : parlavoun toutès et tout lou ten patouès — de trop mêler le parler de nos grands à la langue française ! Nous trouvions enfin notre langage dans un livre dont le titre sonnait comme un coup de sabot dans la calade ou la draïo et qui, au surplus, nous divertissait pour de bon. Des choses qu'on ne traduit pas avaient de telles résonances que, pour peu que l'on écoutât le Papet, il ressuscitait à chaque histoire le passé paysan de chez nous, et son charme, et sa poésie... .»
[16]

Cette proximité des « choses qu'on ne traduit pas » ne se découvre qu'au prix d'une mise à distance des savoirs traditionnels. Témoin modeste de cette mutation, l'almanach est aussi acteur dans l'intégration de groupes dont il contribue à définir l'identité. Loin de constituer le simple écho d'une « idéologie » qui serait imposée par le livret félibréen, cette identité se construit à travers des lectures et des usages qui sont autant de pratiques d'appropriation de l'écrit et de manipulations créatives qui restent à étudier dans leur complexité. [17].

Notes :

1- Pour faciliter la lecture, les références aux almanachs sont données dans le texte. Elles comprennent les initiales du titre, le millésime du livret en indiquant s'il s'agit d'une traduction (trad.).

2- Introduction de Félix Buffière à Félix Remize, Contes du Gévaudan, 3 vols., Rome, 1966, 1968, 1981.

3- Colette Barbé, La littérature populaire gasconne dans les almanachs gersois de la fin du xixe siècle à 1940, thèse de 3e cycle, EHESS, Paris, 1983, dactyl. C'est le seul travail d'envergure consacré jusqu'ici aux almanachs d'un pays d'oc. (Résumé dans Ethnologie française, 1, 1985.)

4- Cité par C. Barbé, op. cit., t. I, p. 27.

5- H. Dambielle, O Moun Païs, 1910, cité par C. Barbé, id., p. 74.

6- Entretien avec M. l'abbé Félix Buffière, octobre 1984. Félix Buffière est le neveu du chanoine Remize. Expérience rare, il a vu son oncle écrire au jour le jour l'Armanac de Louzèro dans les années 1920. Il a assuré lui-même la rédaction de l'Armanac dans les années 1940. Qu'il soit remercié pour ses informations et ses remarques toujours précieuses.

7- Entretien avec Félix Buffière, octobre 1984.

8- Idem.

9- Cité in Félix Remize, Contes du Gévaudan, op. cit., t. II, p. 239.

10- De nombreux exemples l'attestant ne peuvent être cités dans ce court article.

11- Marcel Baillat, Cucugnan, village que j'aime, Perpignan, 1977, p. 95. Cet ouvrage contient l'un des rares témoignages écrits sur l'almanach avec ceux de Jules Marouzeau et Joseph Conrazier cités plus loin et rassemblés par D. Fabre au cours d'une recherche sur les souvenirs d'enfance qui a permis de réunir une centaine d'ouvrages.

12- Cf. D. Fabre, « La magie du livre » in Pratiques de la lecture, Marseille, 1984.

13- Jules Marouzeau, Une enfance, Paris, 1977, p. 53 (né à Fléorat, Creuse, en 1878).

14- M. Baillat, ibidem.

15- Joseph Conrazier, Souvenirs d'une enfance montagnarde en Vivarais, Privas, 1969, p. 44 (né en 1899).

16- Idem, pp. 44-45.

17- Une telle recherche devrait certes concerner l'ensemble des pays d'oc mais aussi les sociétés voisines d'Europe du Sud où les modalités de la « mutation graphique » sont encore mal connues.





 


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