Ouverture : le côté du cahier
Dès le matin, Elle glane de l'écrit. Avant de partir au lycée. Elle met de côté le programme de télévision de la veille au soir. L'interclasse sera l'occasion de collecter des pages de magazines abandonnées par des condisciples dans les couloirs. Dans un bar, à midi, les ronds de carton illustrés qui accompagnent les verres de bière à la pression rejoindront dans ses poches la cueillette de la matinée. Á 5 heures de l'après-midi, installée dans le bureau de sa mère, secrétaire dans une administration, elle écrit furtivement quelques notes sur des bouts de papier. De retour à la maison, le repas familial terminé, Elle monte à l'étage. La voilà enfin chez elle. Une première pièce – chambre avec bureau – suivie d'une deuxième, mansardée : la "salle de musique". Sur le sol : des disques compacts et des magazines. Sur les murs : des affiches annonçant les concerts des groupes anglo-saxons à la mode, des billets d'entrée, des tickets de cinéma, des photos découpées dans toutes sortes de revues. Elle glisse un disque dans le lecteur. Elle s'installe à son bureau, extrait de son sac livres et cahiers. Elle commence à écrire. Un commentaire de texte, laborieusement argumenté, recopié avec ennui, souvent interrompu. Au bout d'une heure de ce labeur obligatoire, Elle range à nouveau dans son sac les livres pour le lendemain. Ceux dont elle n'aura pas l'usage sont remisés dans les tiroirs de gauche de son bureau. Avec eux disparaissent stylo-plume et stylo-bille qui ont servi à l'exercice scolaire. Elle se rend dans la "salle de musique", met un nouveau disque dans le lecteur et s'en revient dans son bureau. Elle ouvre alors un tiroir de droite, en sort des stylos et des feutres multicolores, des ciseaux et de la colle. Du tiroir inférieur émergent une pochette emplie de papiers découpés et un cahier de grand format : "le" cahier. Une heure durant, au rythme de la musique, Elle écrit, dessine, découpe, colle, puisant dans les dossiers du tiroir et parmi les papiers glanés tout au long de la journée. Après avoir ainsi longuement "écrit", Elle range soigneusement sa documentation – "la doc" – dans les tiroirs de droite d'un bureau strictement partagé entre un côté réservé à l'écriture scolaire et un côté réservé à l'écriture personnelle : le côté du cahier.
Au même moment, dans une chambre semblable, une autre adolescente accomplit les mêmes gestes en écoutant la même musique. Chacune, pour l'autre, "fait un cahier". Amies de plume, Ève et Anne s'adressent tous les soirs leurs amours de papier.
AMIES DE PLUME ET AMOURS DE PAPIER
Une telle activité d'écriture suggère une continuité parfaite entre des rapports quotidiens au lycée et le rapprochement entretenu par la rédaction du cahier. Ainsi s'éprouverait une profonde amitié d'adolescentes. L'écriture, pratique habituelle en milieu scolaire, prendrait tout naturellement le relais des autres modes de communication : un recours commode, sur un registre connu. La réalité est toute autre: l'amie de plume n'est pas l'amie de cœur
avant l'écriture. Elle est élue non seulement pour le cahier mais, littéralement, par le cahier:
"Avec Élodie on se connaît depuis tellement longtemps que ce n'est pas la peine de se faire un cahier. Par contre avec Ève on se connaissait plus ou moins à travers des moments qu'on vivait ensemble. Mais je ne la connaissais pas assez pour lui parler vraiment, alors je lui ai proposé qu'on se fasse un cahier qu'on échangerait quand il serait fini. Le premier cahier c'était plutôt une prise de contact. On se connaissait à partir du troisième seulement."
Et si d'aventure l'amie était déjà proche avant de prendre la plume, ce geste la situe à la distance requise:
"Un jour, Emmanuelle m'a dit: 'Je vais te faire un cahier parce que des fois je pense à des trucs. Je pense pas à te le dire quand tu es là et puis des trucs plus importants'… Et donc elle m'a fait ça sur un cahier en mettant des images qui se rapportaient plus ou moins et puis j'ai dit d'accord. Sur ses cahiers, elle me posait des questions, alors je répondais sur d'autres cahiers. C'est venu comme ça, ça a duré deux ans, uniquement avec elle. Je dois en avoir une dizaine des siens et elle autant de moi. Mais le cahier a des inconvénients : ça peut nous rapprocher comme nous éloigner. En fait, nous, ça nous a éloignées."
S'écrire autant pour finalement n'avoir plus rien à se dire, voilà l'étrange effet d'un lien qu'a priori on imaginerait fusionnel. Qu'il rapproche ou qu'il éloigne, le cahier occupe un moment essentiel de la vie des ces lycéennes. Mais il n'occupe qu'un moment, un épisode intensément vécu qui doit nécessairement s'achever par une rupture. Anodine et risquée, telle doit être l'aventure. Anodine et risquée : telle est cette écriture. Toutes les rédactrices sont conscientes de cette ambivalence. En convient celle-là même qui a élu une amie de plume en pariant sur la qualité de leur relation future :
"De toute façon à partir du moment où on fait un cahier il y a quelque chose qui commence à s'embrouiller avec la personne avec qui on le fait."
Quand elle s'y est fermement engagée, "faire le cahier" s'impose à chaque correspondante comme une nécessité autrement prenante que l'écriture scolaire : "Je passerais mes journées à faire ça" est une phrase maintes fois répétée. Mais, dans le même temps, l'obligation de le finir, donc d'en finir avec le cahier parfois vécu comme une épreuve nécessaire, est toujours présente au fil des pages :
Lundi 30 avril-22h33/
Tout va bien, j'ai le moral qui est remonté en flèche! Bon, vite que je finisse ce cahier, alors je vais dire n'importe quoi comme ça ça le remplira! Ma maman vient de me finir mon tailleur ; Spencer-Bermuda! Super! Ça être tie! En ce moment j'ai la nausée! J'ai un mal de crâne + mal de bide + mal de foie… ça tangue, y a un tremblement de terre chez moi on dirait, help!
Dimanche 6 mai-22h11/ …
Aide-moi à te taper bavette, car je n'ai plus d'idée et je suis pressée de finir le cahier. Bon, attends, je compte les pages qui restent : 24! l'horreur, mais qu'est-ce que je vais mettre!! J'ai même plus de doc!!
Samedi 12 mai-21h51 / …
Bon, je sais, tu dois te dire que j'ai eu la flegmme (sic) de faire des recherches pour trouver des doc. OK! Mais vu que ce cahier ne me plaît pas des masses depuis le début, ça ne me motive pas, par la suite, vivement le prochain. J'aurais peut-être plus d'inspiration."
Qu'est-il donc ce "cher cahier"? Seul un parcours à travers les détours de son écriture peut nous le faire découvrir. Les trois cahiers d'Ève (19 ans, 1ère G en 1990), élue presque "par hasard" par Anne, nous serviront d'exemple. Des cahiers qu'elle croit sans modèle tout comme les autres "correspondantes", persuadée qu'elles ont inventé le genre à leur usage. Seule est partagée la certitude que des filles écrivent et s'écrivent. Chacune ayant pour sa part le sentiment d'inventer le type d'écriture et le type d'échange qui lui convient.
Les deux premiers cahiers sont de grand format à grands carreaux, respectivement de 68 et 86 pages non numérotées, le troisième est en fait un classeur souple de 42 pages grands carreaux de même format insérées dans des pochettes plastiques. Le premier et le troisième ont es couvertures fabriquées à l'aide de publicités découpées dans des magazines et collées pleine page (deux d'origine indiscernable, deux pour des vêtements, la marque étant apparente). Les deux "quatrième de couverture" ont été intentionnellement choisies pour leur slogan : "Ne m'oublie pas" (cahier 1) et "Quand vous aurez fini de regarder, prêtez le journal à un ami" (accompagnant un mannequin en robe décolletée, cahier 3). Seul le second est "relié" en tissu et porte la mention VOLUME II sur fond de carton blanc. À l'intérieur, textes, dessins et collages se mêlent, ordonnés par la mention de la date et de l'heure d'écriture, un titre explicite ou une formule d'adresse accompagnant presque toujours le début de chaque texte daté.
UNE ECRITURE EMPRUNTEE
Dès la première page du premier volume, une impression de déjà vu s'impose au lecteur : reproduction manuelle d'un dessin publicitaire, images et titres de magazines collés et soulignés de couleurs vives. La seule phrase manuscrite le signale :
"Pourquoi devrais-je y ajouter un commentaire? Les images, après tout, ne parlent-elles pas d'elles-mêmes?"
Le premier texte sans image est pour le moins étrange. Ève y parodie une publicité pour vibromasseur. À ce détail près que la marque de l'engin y est remplacée par le prénom d'un garçon :
"Il stimule la transpiration et permet d'éliminer abondamment si vous l'utilisez quotidiennement. Si vous utilisez Patrick régulièrement, vous serez complètement transformée, vous voudrez l'emporter partout pour l'utiliser à tout moment, vous verrez, une fois que vous aurez testé ce produit sublime, impossible de vous en passer!"
La crudité de cette entrée en matière étonne dans un écrit de "jeune fille" mais les conventions du genre autorisent ici un "badinage" incessant sur les "beaux mecs", photos à l'appui, et une allusion permanente à un flirt possible avec vedettes et mannequins. Le "petit coin des canons", collage réalisé avec des photos de stars masculines de la télévision et de la chanson est présent dans tous les cahiers. Les superlatifs employés dans les légendes, quand il y en a, sont plutôt orientés vers le sexe euphémisé que vers le sentiment. Ainsi s'explique le caractère emblématique de l'ouverture du premier cahier par un jeu d'écriture un peu osé. De l'avis des adolescentes interrogées à ce sujet, les garçons ne sauraient dire leurs sentiments qu'à travers une obscénité ludique, alors que les filles, elles, sauraient les exprimer plus directement et avec quelque délicatesse. On découvre cependant, quand cette expression est écrite, un curieux équivalent féminin de la "pudeur bourrue" des mâles. C'est là une différence majeure entre l'amie de plume et l'amie de cœur : la distance instaurée par l'injonction d'écriture va bien au-delà d'un simple éloignement dans le temps et dans l'espace. Il faut en explorer la complexité.
Car cette écriture est "empruntée" en un double sens : elle utilise des détours dans l'expression, elle détourne textes et images de leur usage commun. Sous ce deuxième aspect, on observe sans surprise que les magazines "jeunes" fournissent l'essentiel de la documentation mais aussi un modèle de mise en forme de l'expression. Fiches signalétiques d'artistes de variétés et publicités sous forme de tests des agences matrimoniales sont mises à contribution par la rédactrice pour définir son petit ami ou celui de sa correspondante (
"Comment rencontrer l'amour de votre vie. Une recherche personnalisée pour vous aider à définir votre partenaire idéal"... ) Mais il s'agit aussi de se définir soi-même par les mêmes moyens. "Le divan", jeu d'association d'idées classées par ordre alphabétique auxquels sont régulièrement soumis les chanteurs par les journaux spécialisés devient, sous la forme de "Moi de A à Z", une occasion d'écrire son amitié et d'affirmer ses goûts et dégoûts :
"A – Amies, c'est nous. Agnès. Jamais je n'ai tenu aussi longtemps avec une amie que toi à Agnès. C'est bien la première fois que je suis souvent avec quelqu'un sans m'engueuler avec…
S – Sorbet! Salut! Sourire, solide, singe, sexy, seule (l'horreur) Sordide Silence."
L'exercice "J'aime / J'aime pas" a la même origine et les mêmes fonctions de classement et de réassurance. La "météo du cœur", les multiples horoscopes, recopiés tels quels ou adaptés à la situation amoureuse du moment, complètent la maquette de cahiers qui reproduisent en partie la mise en page des magazines pour adolescentes. En partie seulement, car la forme dominante reste la lettre illustrée² quasi quotidienne. Mais là, également, l'emprunt s'impose. Les phrases les plus "personnelles" sont parsemées d'expressions toutes faites puisque découpées dans des revues, comme dans ce texte truffé de titres de films évoquant pour l'amie un amoureux indifférent :
"… On pourrait mourir d'aimer!
Quel dommage que ce sentiment ne soit pas réciproque. Enfin j'ai toujours bonne espérance
qu'un jour peut-être pendant des vacances de rêve
sur l'île de la Passion
il me murmurera je t'aime, je t'aime
tout en faisant un duo sur canapé et qu'l se rende compte enfin que j'existe pour lui, que j'ai sûrement été conçue pour lui et que demain, un autre jour
tout changera? Non? Au nom de quoi doit-on vivre et laisser mourir se propres espoirs? Serait-ce au nom des filles craquantes
que l'on aperçoit dont nous ne faisons pas partie? Mais non! Nous sommes toutes formidables, toutes super sexy
; c'est en vain que je dis adieu, don Juan, toi
la bête humaine qui est, et sera pour toujours peut-être l'histoire sans fin!"
Découpures et phrases originales composent inextricablement un texte continu dont on ne saurait dire par quelle modalité d'écriture il est précisément déterminé: la création ou l'emprunt.
Le cahier est fait aussi pour que les correspondantes apprennent à se connaître; Vient donc toujours un moment où il faut "se présenter" et en dire plus sur soi. Même ce moment-là que l'on attendrait comme celui de la confidence directe, ne trouve son mode d'expression qu'à travers une référence contraignante, au "Carnet de santé" par exemple:
"Je vais te raconter ma vie assez brièvement: 07/07/72 = Naissance de Ève Pélissier (Armelle, Frédérique) à la clinique de Périgueux ; née à 8 mois ½ de la grossesse. Son poids était de 3 kg, elle a crié tout de suite. Son groupe sanguin était A négatif [suit la liste des maladies infantiles et des points successifs de la courbe de poids manifestement recopiés directement sur le document pris pour modèle
]… Et voilà sa croissance et sa santé. Maintenant passons à elle-même: jusqu'à quinze ans elle a vécu sans se préoccuper de tout, sans gêne. Puis vers 16-17-18 elle a commencé à s'enfermer dans une coquille (si, si!). Bref, c'est une fille assez sympa, qui aide qd elle le peut (et qd la tête lui revient), fragile intérieurement, hyper sensible (elle sait le cacher), et sometimes un peu coincée!
Ça fait du bien d'écrire ce qu'on ressent.
Je ne préfère pas énumérer tous les mecs car il y en a que je préfère oublier. Sauf: Marc qui a vraiment bcp compté for me. J'espère le revoir à [ etc. Suit la liste des "mecs" avec la qualité de la relation…
] De 0 à 5 ans elle a habité: [ Liste des lieux avec commentaires sur le standing…
], à deux ans je fais la connaissance de Josiane qui elle a un an (donc pas bcp d'échanges de parole)… À 4 ans je vais à la maternelle et Josiane too donc + ample connaissance et ns devenons très amies; Au bahut dès que l' 1 des 2 avait le malheur d'en laisser tomber 1, crise de jalousie!... À 5 ans je déménage, on garde tjs le contact grâce aux parents qui s'écrivent et on se voit tous les ans en vacances… Puis 8-10 ans = par ici. Voilà je crois t'avoir tt dit en gros!"
L'écriture est ici "assistée" par un modèle formulaire dont elle doit s'évader, notamment en passant du "elle" au "je". Le recours à un récit stéréotypé de la petite enfance lui permet d'évoquer en un subtil jeu de miroir l'"enfance" de la relation d'amitié entamée avec sa correspondante. L'histoire des deux bébés devenues amies "sans beaucoup d'échanges de parole", la connaissance plus intime faite "à l'école" du premier âge, la séparation et le contact continu à travers une écriture indirecte, celle des parents, l'ensemble de l'évocation renvoie à une préfiguration et à une image idéalisée de la relation présente. Si un doute subsistait, il suffirait de noter que l'école maternelle y devient un "bahut".
La "réflexion personnelle", dirait-on dans des termes empruntés à l'école, se trouve au bout de l' "exercice", comme si assurément c'était là le seul moyen d'accéder à la maîtrise de l'expression. Quelques "lettres" proposent une telle réflexion sans s'embarrasser d'emprunts parodiques. Elles viennent souvent, cependant, à la suite de l'un des modèles mentionnés. Ainsi un 14 mars à 20 heures, Ève s'est-elle livrée à la rédaction d'une longue litanie d'associations de termes ordonnés par l'ordre alphabétique - trois pleines pages qui l'ont occupée une heure durant – avant de se permettre à 21 heures de rédiger une lettre "personnelle", datée et signée, qui entre directement dans le vif du sujet:
"Mi amore,
Que ce doit être dur d'aimer plusieurs mecs à la fois! Heureusement que je ne suis pas ds ton cas. Pour moi Hervé c'est bien fini (si, si! Tu peux me croire) bien sur au fond de moi il restera toujours un gramme d'amour pour lui, mais il n'en vaut pas la peine! Je ne vais pas passer ma vie à l'attendre pour des prunes! Je mérite bien mieux (c'est ce qu'il faut se dire!) Un jour nous tomberons sur le bon, un mec qui nous aime pour ce que l'on est, et non pas pour ce qu'il voudrait que l'on soit. Si un mec reste avec une fille juste pour coucher avec elle, 3 jours après… et bien avec moi il est mal barré! Car je ne vois pas pourquoi les autres se dépêcheraient avant 18 même 16 ans! de coucher avec un mec, histoire de l'avoir fait pour être fier! alors qu'au fond d'elles, elles se sentent mal à l'aise. Il n'y a pas de raison! Je le dis haut et clair! Car comme tu le sais, en ce qui me concerne j'attends celui qui sera capable de supporter mes excès de connerie! Non, mais…Je ne vois pas le prob, de n'avoir jamais couché avec un mec à 19-20-21 ans. Il faut se sentir bien et prête. Je suis tellement perturbée dans ma tête que je n'arrive pas à imaginer que je pourrais un jour rencontrer l'être idéal. En attendant, je me fiche de ce que les autres peuvent penser de ça, ce n'est pas leur problème. Si elles ne sont pas contentes, qu'elles aillent se faire sauter où elles voudront (désolée pour l'expression! Mais j'écris ce que je pense) Enfin… bon il est 21h28 et je crois que je vais me pieuter, alors ciao, à plus, hasta mañana."
Le vif du sujet, c'est toujours l'état des amours respectives des deux adolescentes. Dans les cahiers, un savant mélange de "beaux mecs" en photos et de confidences à la dérobée occupe l'essentiel de la mise en page. Ainsi peuvent coexister des appels débridés au sexe:
("Si je rencontre à nouveau Patrick, je le viole, il est trop beau") et les revendications de virginité telle celle que l'on vient de lire. Dans cet univers-là, on interpelle les images comme on interpelle des personnages réels. On y raye au stylo-bille le visage des jolies filles pendues au cou des stars du petit écran. Traitées de "poufiasses", on leur reproche de s'approprier indûment les "canons". Ailleurs dans le texte, le même grief est adressé à des concurrentes réelles qui se croient tout permis parce qu'elles sont "bien roulées". Le monde apparaît peuplé de vierges qui se gardent et de filles qui "se font sauter". Ce qui intrigue chez les amies de plume, c'est qu'elles semblent se penser alternativement et parfois simultanément dans les deux catégories. Mais n'est-ce pas là l'univers de ces séries télévisées américaines auxquelles une grande partie des images sont empruntées? Sexe et amour s'y mêlent au rythme effréné d'épisodes au cours desquels on peut s'identifier indifféremment à des héroïnes contrastées : sexuellement 'libérées" ou romantiques. Mais dans les cahiers ce sont les images de vedettes qui sont mises à contribution et non les intrigues fictives nouées par leurs modèles. Ce qui nous conduit à nous interroger parallèlement sur le statut, dans ces mêmes cahiers, des intrigues réelles vécues par les correspondantes. On en saisira les nuances dans ce texte écrit six jours à peine après la lettre précédemment citée:
"L'HOMME DE TOUS LES CHAGRINS" [titre découpé
]
Que dire de lui? Rien. Le silence est mieux que veux-tu. On a beau dire des choses ignobles à son sujet (je parle pour moi), au fond de mon cœur elles ne sont pas identiques. Oui! Tu sais de qui je parle: Hervé! Vois-tu, j'ai changé un peu à son égard, je veux dire, que même si je suis écarlate quand je le vois, je suis quand même moins stressée de sa présence, et je ne me gêne pas pour le fixer avec un regard méchant. Car de toutes façons, on ne peut pas haïr ce qu'on a aimé pendant des années. OK, je l'avoue, je l'aime toujours, mais d'une manière un peu différente car j'ai réalisé que lui et moi ça ne collerait pas, j'en suis sûre, sinon il y aurait déjà longtemps que je serais sortie avec. Et comme depuis un mois je ne fais que me répéter que je m'en fiche j'arrive à le croire un peu. C'est vrai! De toute façon pourquoi voudrais-je le connaître? Peut-être que cela me torturerait, et que je tomberais de haut puisque je ne connais rien de lui à part son physique et son charme qu'il dégage (le salaud)… À plus tard."
Le texte manuscrit entoure un texte imprimé en drapeau découpé dans un magazine:
"CITATION
'Le présent serait plein de tous les avenirs si le passé n'y
André Gide"
La page opposée est occupée par une publicité présentant une eau de toilette masculine où l'on voit un bel homme nu s'endormant, visiblement après l'amour, tenant dans sa main l'épaule d'une femme dont on aperçoit la tête renversée en arrière, les yeux fermés. Légende de la scène:
"L'INSTANT D'ÉTERNITÉ".
Si Hervé est bien réel, on découvre aussi qu'il est un personnage de fiction. Il ne saurait trop souffrir de la rupture annoncée précédemment: il n'a jamais su qu'il était le protagoniste d'une relation. Ici, comme avec les vedettes, tout est dans le regard. Il faut oser regarder et on tombe amoureuse d'une image. C'est ce que disent, au fond, toutes ces photos d'hommes désespérément beaux qui s'attirent des légendes comme:
"C'est pas le mec qu'en peut plus d'être bien", "Où tu veux, quand tu veux", "Vite, c'est une urgence", "Je te veux!... Je te prends!...", "Dites! Ça existe en double?", "Quel canard, quelle beauté", "Il est gnon!", , etc. Et on comprend pourquoi on peut aussi "rompre" avec l'image d'une star. La légende, laconique, annonce alors:
"Un ex-adoré". Comme l'écrit si bien Ève:
"J'ose le regard! Et puis ce n'est pas interdit d'aimer des œuvres d'art même si on n'a pas le droit de toucher! Des fois que ça se briserait…" Et ceci à propos, non d'une star du petit écran mais bien d'un garçon de son entourage qui, par là même, rejoint les héros fictifs.
Le cahier est donc le lieu où confluent de multiples intrigues. Certaines y sont nouées brièvement en trois phrases et quelques images. Elles sont maintenues à distance par une ironie toujours présente. Pourtant le jeu qui les fait exister par l'écriture enrôle aussi des personnages réels qui deviennent alors des protagonistes à part entière dans la vie écrite des correspondantes. Ainsi les petits amis se succèdent-ils à un rythme parfois rapide: on parlera d'amour à chacun comme si c'était la première fois. Certes, tout ne se limite pas toujours au regard mais les amours de papier peuvent se bâtir solidement sur presque rien: une sortie, un trajet commun, une conversation à la cafétéria. Si quelque chose en elle mérite d'être relaté, la moindre rencontre devient, aux deux sens du terme, une relation.
Mais se raconter n'est que l'une des fonctions du cahier. Il en est une autre, essentielle: parler à sa correspondante d'elle-même et de ses amours. Cela peut venir à la suite de questions posées oralement qui trouvent leurs réponses dans le cahier. Le plus souvent c'est spontanément que le petit ami de l'autre est évoqué, quelquefois en y mêlant un portrait du sien propre. Toute une invention graphique est mise alors à contribution. L'ami de l'autre peut être idéalisé, comparé aux "canon" des magazines, aussi, quoique plus rarement, assez durement caricaturé avec des sous-entendus que le lecteur extérieur ne peut que repérer sans les comprendre. Nous sommes là au cœur du jeu anodin mais dangereux qu'induit le transfert vers l'autre de ses propres réticences et interrogations. L'incessante substitution d'un sujet de l'énonciation à l'autre entretient une permanente ambigüité. Elle est renforcée par l'exploitation extrême de ce double jeu, lorsque la rédactrice écrit elle-même poèmes et déclarations d'amour à l'adresse de l'amoureux de sa compagne. La fictions est alors éprouvée jusqu'au bout. L'écriture de chacune s'emplit ainsi périodiquement des amours de l'autre.
Le cahier est destiné à être offert à la correspondante; il lui appartiendra définitivement le jour où elle recevra en cadeau. Elle aura ainsi en sa possession une sorte de journal intime épistolaire d'une amie que cette lecture lui apprendra à connaître mais aussi une chronique de ses propres émotions éprouvées "en écriture" par une autre quelques semaines auparavant. Cette correspondance est donc pleinement
adressée, temporairement à soi, définitivement à l'autre et en quelque sorte potentiellement à un objet d'amour dont la réalité n'est vraiment inscrite que dans le temps et l'espace du cahier.
S'agissant de lettres, les termes d'adresse eux-mêmes méritent l'attention. Ils ne sont souvent que des titres pour des textes dont la forme est, comme on l'a vue, généralement empruntée. Mais certains d'entre eux sont plus directs; ils appartiennent alors au registre de l'affection:
"Mon canari", "Hello darling", "Mi amore"… Ils sont l'équivalent écrit su "Ma chérie" que se donnent facilement les jeunes femmes quand elles se rencontrent. Pourtant, dans le contexte du cahier, ces termes d'adresse ont une plus forte résonance car ils prennent place dans le jeu des substitutions évoquées. Non seulement on s'adresse à l'ami de l'autre comme s'il était le sien propre mais on s'adresse parfois à l'autre comme on s'adresserait à l'objet de son amour:
"Darling, pour toi je décrocherais la lune" ou bien, au début d'une page couverte de baisers:
"Mi amore, tu vois à quel point je t'adore! J'étais tellement pressée de continuer le cahier que je me suis éclatée la tronche sur ton cahier! […] Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour te prouver mon profond amour!"
L'ironie n'efface pas la parenté entre les deux types d'adresse. Elle la souligne tout en la situant au cœur d'une rhétorique de la déclaration.
LES VACANCES DE L'ÉCRITURE
Si les amours non déclarées dans la vie réelle occupent une large place dans l'écriture quotidienne, il est curieux de constater que les seules rencontres ayant abouti à un flirt, fût-il de courte durée, sont situées dans le passé. Dans les moments de cafard, les correspondantes aiment à s'en souvenir avec force détails. Cela arrive deux fois dans les cahiers d'Ève. La première fois, il s'agit d'une brève aventure située deux ans en arrière:
"… Puis le soir nous sommes allés en boîte et vingt minutes après je sentis une main sensuelle s'enrouler autour de ma taille, je me suis retournée et hop!!!... alors après toujours ensemble […] pendant quinze jours! Au bout de deux jours j'avais l'impression que ça faisait longtemps que l'on se connaissait. Tu vois, on ne s'est jamais dit je t'aime, il le disait à sa copine qu'il m'aimait et elle me le disait à moi, comme quoi c'est dur de dire je t'aime!"
Un amour avoué, mais une impossible déclaration, ou plutôt, comme dans le cahier, une déclaration faite à une destinataire de substitution. Après la séparation, la relation se poursuit à travers une correspondance qui prend fin brusquement, sans raison apparente. Seule la présente lettre à l'amie de plume redonne vie à cet amour disparu:
"Bon, je vais arrêter car plus j'y pense et plus je l'aime…"
Le deuxième souvenir, exactement semblable, est relaté quelques jours après la fin de l'aventure et non pendant qu'elle se déroule mais le décalage temporel s'explique: l'événement a eu lieu pendant les vacances. Quand on "fait un cahier", son écriture est paradoxalement suspendue pendant les périodes d'inactivité scolaire. La rencontre ayant eu lieu pendant les vacances de Pâques, la première lettre de la rentrée prend la forme d'un "journal de vacances" rapportant par le menu faits et sentiments. Mais la rencontre plus ancienne est elle aussi située pendant les congés scolaires. Le rapport de cette écriture au temps des vacances, loin d'être anecdotique, fournit l'une des clés essentielles à sa compréhension.
Le cahier est "fait" entièrement dans les marges d'un temps scolaire qu'il ne cesse de grignoter. Les parents de nos correspondantes ne cessent de leur reprocher une activité qui reste pour eux très mystérieuse. Mais si l'écriture est arrêtée, comme on l'a vu, pendant les vacances, le temps et les lieux qui s'y rattachent envahissent le cahier. Seule l'évidence des images empêchait que l'on y prêtât attention. Pourtant ce sont bien des maillots de bain que portent la plupart des mannequins, hommes ou femmes, qui posent dans les pages quadrillées. Ces îles désertes accompagnent certes une réflexion sur la solitude mais elles sont aussi des destinations de voyage dans des pays tropicaux. La quasi-totalité des lieux, à y regarder de plus près, ont été photographiés pendant l'été, en bord de mer, qu'ils aient ou non un rapport avec le texte manuscrit. On ne s'étonnera donc plus de trouver à la suite de l'horoscope du mois de mars une habile composition faite de grains de sable collés sur des photos de plage et accompagnée de la légende manuscrite:
"Le cœur est constitué de milliers de sentiments comme la plage de milliers de grains de sable."
Les deux lettres concernant l'aventure vécue pendant les vacances de Pâques sont intitulées (titres découpés):
"JOURNEES CHAUDES!" et
"C'EST CHAUD" et illustres par des palmeraies africaines alors que la scène se passe dans le centre de la France avec un partenaire nordique… Sans doute la période scolaire n'est-elle qu'une longue attente de la "vraie vie": au cours de l'année, attente des vacances et du temps des rencontres amoureuses; au cours de la scolarité dans son ensemble, attente de ce temps mythique où l'on sera "bien dans sa tête" au bras du "bon mec".
Il nous est maintenant possible de lire autrement le texte "emprunté" cité au début; chaque expression y prend toute sa force:
"On pourrait mourir d'aimer!
Quel dommage que ce sentiment ne soit pas réciproque. Enfin, j'ai toujours bonne espérance
qu'un jour peut-être pendant des vacances de rêve
sur l'île de la passion
il me murmurera: Je t'aime, je t'aime…"
Le dernier texte du dernier cahier d'Ève, écrit dans sa chambre et intitulé "Pour Conclure", le
concrétise de manière inattendue:
"Il serait impensable que je finisse ce mini-dossier sans te remercier pour ces 9 mois (le temps de porter nos jumeaux) que tu as passés en ma compagnie, que tu as vraiment supporté!! Non mais c'est vrai quoi! Pour te prouver ma débilité: j'ai vidé 1,5 l de sable dans une boîte à chaussures et j'ai… les pieds dedans avec un verre + paille à la main! Attends! Le temps que je me mette de la crème car si je me chope des coups de soleil! Aïe! Attends… Je goûte l'eau… heim… Elle est fraîche mais ça ira! Aïe! Je viens de marcher sur un crabe! Bon je vais te laisser car c'est dur d'écrire allongée sur le sable, alors je te laisse car j'aperçois une horde de mâles en folie! J'y cours, j'essayerai de t'en ramener un, allez ciao!"
PALIMPSESTES
Ces correspondances différées sont échangées dans le secret d'une liaison privilégiée. Cependant, le choix du cahier unique pour une lectrice élue doit être mis en relation avec une pratique plus ordinaire. Au cœur même de la classe, un objet banal, quotidiennement manipulé, est le support d'une autre forme d'écriture personnelle: le cahier de textes. On sait communément que les couleurs l'égayent, que la "fantaisie" conduit parfois les élèves à glisser entre les pages photos de chanteurs et billets de concerts mais on ignore tout du constant travail de réécriture dont il est l'objet.
Le texte scolaire du cahier n'a qu'un temps. Les élèves y notent pour la semaine suivante les indications utiles au bon déroulement de la classe. Mais chaque semaine écoulée libère dans le carnet un espace caduc aussitôt habité par une écriture qui, elle, restera. Chaque élève s'efforce en effet de recouvrir de ses propres productions l'inscription imposée par l'école. Comme les correspondantes, elle découpe, dessine, colle et colorie jusqu'à faire oublier la destination première de ces pages que rappellent pourtant jusqu'aux dernières heures de l'année les notations de la semaine en cours. Au premier jour des grandes vacances, et ce jour-là seulement, chacune pourra chérir, en lieu et place de son cahier de textes, un vivant palimpseste. Plus de "cahiers au feu", suivant l'antique formule, si ce n'est au feu de quelque passion dont il faut explorer l'écriture.
Les cahiers de textes de Solange, précieusement conservés en souvenir de ses années de troisième et de seconde ( de 1988 à 1990) sont un bon exemple d'une pratique générale chez nos interlocutrices. Le premier d'entre eux n'est qu'un AGENDA DE TEXTES de forme classique (classement par jours de la semaine) dont l'intitulé est doublé d'un titre manuscrit :
Love Story sur la couverture. L'intérieur de celle-ci forme une pochette où sont conservés des billets rapidement griffonnés, deux cartes postales et quelques coupures de journaux relatant des visites de classe où les exploits rugbystiques du prof de gym. Un signe du zodiaque: le scorpion, maintes fois reproduit, et des photos de chanteurs recouvrent les premiers feuillets. Sur la page de garde: un court poème (
Aimez qui vous aime) et les paroles d'une chanson (
Quoi que je fasse, où que tu sois, rien ne t'efface, je pense à toi… )
Le cahier s'ouvre et se ferme sur une présentation de la classe de troisième. Au début, une copie dérobée de la liste nominative des élèves a été détournée en "revue générale" par des condisciples en verve:
AC: petit boudin, petite main tendue.
BC: gros cul, mal foutu.
BD: la tronche (intellectuel, bien sûr).
GE: l'asperge blondasse.
GS: t'as de beaux yeux, t'es super sympa.
À la fin, une caricature d'une quinzaine d'élèves suivant un cours est intitulée
"Une journée comme les autres de la classe de troisième". La mention de ces plaisanteries de potaches aurait un intérêt tout relatif si elles n'en disaient long sur les rapports de la rédactrice à la classe en général et aux garçons en particulier, tels qu'ils s'établissent à travers le cahier.
Ce dernier est en effet parsemé de notes "personnelles", parfois "intimes" et il circule, dérobé par des garçons de la classe, emprunteurs indélicats, mais aussi prêté délibérément aux amies les plus proches. Chacun y va de sa note infrapaginale, faisant ainsi de chaque cahier une sorte de journal de classe, toujours personnalisé. L'agenda de textes devient l'agenda des relations à soi et aux autres au cours d'une année d'école.
La rubrique "Les élèves" est un banal carnet d'adresses qui continuera à être consulté pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. La rubrique finale "mes amis", par contre, donne lieu à un véritable rituel. À la fin de l'année, le cahier de textes circule une dernière fois de table en table. Les filles y inscrivent quelques phrases affectueuses, relevées parfois d'amicales critiques. Le ton change avec les garçons: ils se doivent de pousser l'affection jusqu'à l'obscène et la critique jusqu'à l'insulte:
"Mon petit crapaud baveux, affreux, puant...", "À une fille qui nous a excités toute l'année, dont les gros seins…", "Je vais te dire que des trucs horribles sur toi, tu me dégoûtes, je te molarde [crache] dessus…"
Si les filles peuvent écrire assez librement sur les cahiers de leurs amies, les garçons n'ont droit qu'à ces débordements graphiques ritualisés. Il règne dans la classe un strict partage sexuel des écritures. Les garçons s'informent à l'occasion sur ce que font les filles en leur dérobant momentanément le cahier. Ces dernières croient savoir, quant à elles, qu' "ils font aussi des cahiers de textes" et sont tout étonnées de découvrir avec moi qu'ils n'écrivent pas autour des illustrations (motos, sportifs et chanteurs) qu'ils y introduisent.
Car les filles ne cessent, elles, de glaner des formules, des histoires drôles, des aphorismes et de composer des poèmes dont les thèmes principaux sont l'amour et l'amitié. Mais l'essentiel, le premier cahier de Solange en témoigne, est de se choisir une marque, un signe de soi, une signature stylisée. En troisième, Solange a opté pour des bulles de douleur qui semblent s'échapper de la page. Tout au long de l'année, elle a rayé systématiquement tous les textes scolaires à l'aide de crayons de couleurs et les a recouverts de ses bulles. Elle ne sait trop dire les raisons de ce choix mais son écriture parle pour elle. Un titre isolé, un lundi, signale:
"Bulles de chagrin" , alors qu'un mercredi propose:
"Boule d'incertitude". Vers la fin du cahier, un court poème rassemble ces notations éparses:
"Bulle de chagrin,
Boule d'incertitude
De nos destins, amour,
Il faut du temps
Je sais bien que je me mens
Mais quel espoir!
Pourrais-je avoir
Quand tout est noir"
Un œil bleu d'où perle une larme "signe" le poème. Il deviendra la marque de Solange l'année suivante. À l'emplacement réservé à la photo d'identité de l'élève, elle collera une vignette représentant un œil larmoyant entouré de cœurs brisés en forme de bulles.
La marque choisie ne reste pas dans l'intimité du cahier. Les filles l'apposent dans tous les lieux du lycée où elles séjournent un moment. Chacun peut ainsi reconnaître à son signe une condisciple et graver sa propre marque à proximité. Car les garçons en ont une. Elle prend la forme, non des symboles "romantiques" féminins mais du graphisme ésotérique des tags. Soucieux de donner une image virile de la classe, ils ne cessent de proposer aux filles de composer elles aussi un tag à partir de leur signature.
Situés dans un autre univers, ils ne peuvent comprendre comment le signe personnel choisi par elles gouverne la totalité de l'écriture des filles. Dans le second cahier de Solange, une recherche graphique constante autour du symbole de l'œil ordonne le choix de l'expression, du simple
"je t'aime mais tu ne le vois pas!!" au poème d'Eluard qui se clôt par ces vers:
"Le monde entier dépend de tes yeux pers
et tout mon sang coule dans leurs regards."
Est-il une image poétique plus commune que "les yeux de l'amour"? C'est pourtant en donnant forme différemment aux thèmes les mieux partagés que chaque écrivain, fut-il "ordinaire", place sa voix propre. Solange n'a pas choisi seule et par hasard le signe de l'œil, elle n'a fait qu'accentuer par ce geste ce que d'autres lycéennes mettent aussi en œuvre dans leur écriture. Nous avons appris d'Ève et d'Anne qu'
"il n'est pas interdit de regarder" et comment elles plaçaient au centre de leurs amours de papier les images des "beaux mecs". Solange ne fait que pousser jusqu'à son terme cette esthétique du regard. Son deuxième cahier est, de par son "illustration", un album de visages masculins et féminins toujours découpés de façon à mettre les yeux en évidence.
L'écriture de quelques-unes parcourt plus avant les détours de ce que toutes les rédactrices explorent sur des modes différents. Élodie, par exemple, rédige simultanément, outre un cahier de textes et un cahier de correspondance, un "journal intime" (JI), un "agenda de mes journées" (A) et un "cahier de poésie" (CP). On peut plonger au hasard dans cet océan graphique en étant sûr d'y retrouver le thème du regard. En premier lieu, comme il se doit, dans le cahier de poésie:
"Pour un regard
(À Patrick Ménard)
C'est pour un regard
Qu'un jour tu m'as donné
Il n'est pas trop tard
Pour me donner le baiser…
Que veulent dire ces regards
Dans mes yeux que lis-tu?
"Le mal de toi
(À Patrick Ménard)
D'où m'est venue cette si douce passion?
Un jour, je crois, où mon cœur était libre
Ton regard transparent m'a dit que nous nous aimions
Un regard, dans lequel j'ai pris mon envol telle une ombre."
"Les saisons
(À Philippe Chabrol)
De toi je suis éprise
Tes yeux me submergent."
Comme dans les cahiers de correspondance, les destinataires des poèmes changent à quelques jours d'intervalle. Le fait que leur nom suive toujours leur prénom nous rappelle que ces amours à distance sont des amours de lycée et que la classe (le cours) est le lieu privilégié où les regards des garçons et des filles se croisent. Le "petit ami" qu'Ève et Anne célébraient ou critiquaient dans leurs lettres, Élodie nous en décrit la rencontre:
"chaque jeudi quand je vais au dessin il y a un garçon qui me regarde. Si je savais faire des visages, je l'aurais dessiné mais je ne veux pas abîmer son visage! Ni surtout son regard
= Puissant! Et je ne sais dire ce qu'ils veulent dire! Mais j'aime bien ses yeux! (JI)"
"Quand je suis arrivée, la première personne que j'ai vue, c'est le blond! Je crois que je l'aime! Il est si gentil et puis je crois qu'il me regarde pendant les cours! Mais j'en suis pas sûre! (A)"
De cours en cours, l'année d'école est aussi, comme dans le cahier de textes rebaptisé ainsi par Solange, une "Love Story" qui inscrit l'intime dans/sur le scolaire. De cours en cours, des intrigues multiples se nouent:
"Bof, rien de spécial, je suis allée au karaté et il y avait Alain, il est trop mignon, et puis il est sympa. En fait, je ne sais pas trop où j'en suis! Quand je vois Alain c'est lui que j'aime, quand je vois le blond, c'est lui que j'aime et pareil pour Patrick… Alors quoi? Zut! Je les aime tous les trois, Voilà!!" (A)
Les cahiers en organisent la collection. C'est de l'échange des regards dans la classe que naissent les amours de papiers auxquels l'écriture donne corps. Des condisciples prennent place dans une vie amoureuse que nos lycéennes composent comme un album:
"Te voir trente secondes intenses, Patrick, pour bien graver ton visage hésitant et indécis, dans mon souvenir, comme pour voler quelque chose de toi, de celui que j'aime, te voir pour me donner l'impression d'exister à nouveau." (JI)
"Aujourd'hui karaté, mais j'étais triste parce qu'Alain n'est pas venu. Par contre j'ai volé sa photo, comme ça je l'ai toujours avec moi…" (A)
Ainsi prennent sens les premiers mots de l'étrange
définition de l'amour proposée par Élodie dans son cahier de poésie:
"Le feuilleter, le lire, l'annoter, le cocher, savourer ses talents, le découvrir de jour en jour, être ou ne pas être d'accord avec lui. Se laisser conduire dans des endroits étonnants."
VERTIGES
Les lycéennes rencontrées vivent leurs passions dans un univers graphique créé par elles. Leur pratique de l'écriture n'est pas une simple transcription linéaire de sentiments et d'émotions illustrée par des images. Elles est la mise en œuvre d'un système d'échos où les mots, les couleurs et les sons se répondent. En ce sens l'écriture elle-même est un jeu de correspondances.
Nous avons vu en couverture Ève et Anne remplacer leurs austères stylos par des feutres multicolores au moment de "faire le cahier". Leur premier geste, avant que ne commence l'écriture "en couleurs", est toujours de glisser un disque dans le lecteur ou de brancher la radio. La musique n'est pas un simple fond sonore: elle intervient dans la rédaction. Le ton de la chanson peut infléchir soudainement le ton, parfois même le thème, de l'écriture. Les chanteurs ne sont pas présents uniquement sur les images, ils parlent aussi à l'oreille et guident parfois directement la main qui glisse sur le papier:
"Souvent je prends de la musique et suivant ce que la musique m'inspire j'écris tout ce qui me passe par la tête. Des fois ça fait des phrases complètement incompréhensibles. Je mets le disque et puis tout ce qui me passe par la tête, des mots, tout ça, j'écris. Des fois ça fait des trucs bizarres. Je ne comprends pas trop ce que j'écris. Mais en fait, quand je relis, je comprends ce que je voulais dire."
Élodie a érigé en technique de création ce que les autres pratiquent incidemment. Son "cahier de poésie" s'est un jour transformé en registre d'écriture automatique. Après avoir glissé un disque dans le lecteur, Élodie écrit sans autre interruption que la fin d'une chanson. À chaque coupure, elle change de couleur de feutre et, dit-elle, de sentiment en fonction du rythme et de la mélodie. Ces expériences soigneusement minutées voient resurgir les thèmes qui nous sont désormais familiers mais toujours en relation avec les conditions présentes de l'écriture:
"VERA CRUZ: One way or another (4mn 47)
" Quand ça démarre ça fait peur comme une mort qui se déclenche quand le bébé sort de son ventre alors qu'elle ne voulait pas tout de suite! Mais être quand même heureux! D'être aimé et d'aimer à son tour! Quand il chante c'est un envoûtement de paroles et de musique mal écrit ces textes tout en fouillis et qui ne veulent rien dire quand on ne sait pas les lire comme il faudrait! Ne pas savoir interpréter des paroles mal assemblées mais qui savent quand même de quoi elles parlent! Mais ce sont des paroles cachées dans un texte tout à fait incompréhensible à l'œil nu! Mais sans trop savoir quoi dire à la fin! Et que ça fait du bien de parler… d'écrire à tort et à travers!"
"VERA CRUZ: Head over heels (4mn 32)
Tout doucement, puis un peu plus fort! Tout d'un coup il lui parle mais me regarde et me sourit! Moi envie d'un clin d'œil mais n'ose pas – trop de monde! Pas honte! pas besoin juste envie de l'aimer de me soûler de lui! Le boire le manger l'humer comme une fleur trop odorante mais ce parfum si enivrant comme un opium comme une drogue vivante ne plus pouvoir s'en passer! Être un junky de Stéphane! S'aimer jours et nuits comme des fous d'amour! S'il savait que j'écris tout ça pour lui il n'en reviendrait pas ou alors il resterait pour la Vie et c'est ce que je souhaite de tout mon [un cœur dessiné]."
Vertiges de l'amour, vertiges de l'écriture: par contraste avec les confidences "raisonnables" des moments de cafard, Ève intitule "Jeune folle" ou "Délirium" les lettres où elle pratique une rédaction automatique en couleur et en musique. Pour Élodie, les couleurs de l'écriture colorent la vie. Les changements d'encre sur les pages de son agenda se sont peu à peu ordonnés suivant les jours de la semaine. Pour elle désormais le dimanche est un jour rouge, le lundi un jour bleu soutenu, le mardi un jour violet, le mercredi bleu pâle, le jeudi fushia, le vendredi vert et le samedi noir. Le retour cyclique de l'espérance du vendredi suivie de la solitude du samedi devient une réalité concrète, immédiatement visible. Un système complexe de correspondances entre la couleur du jour, la "couleur" des chansons et des images choisies fait alors de l'écriture une expérience pleinement et totalement vécue. Il ne s'agit plus de transcrire mais d'éprouver. Elle n'éprouve pas d'abord pour écrire ensuite: l'écriture elle-même est une épreuve. "Faire un cahier", quel qu'il soit, c'est
s'éprouver en écrivant.
Si pour Élodie l'écriture est "comme une drogue", pour d'autres les accessoires servant à "faire le cahier" deviennent les instruments de l'expérience:
" Au secours… J'ai les poumons cramés… J'ai tellement sniffé de colle que je marche au radar, après ces sept pages aux mille couleurs je vais vraiment aller me coucher, à tomorrow!"
Pour toutes, le "délire" nécessaire est obtenu aussi bien par la variation étourdissante des couleurs que par l'odeur enivrante des feutres:
" Darling, je continue en violet c'est celui qui shoote le plus."
"J'ai encore mal au crâne et envie de gerber. À mon avis cela est dû au coloriage des petits carreaux de mon bloc, à force de forcer sur la vue qui se trouble, je me fous des migraines d'enfer! Je me destroy les yeux!"
Les "petits carreaux" auxquels Ève fait allusion – des compositions multicolores qui parsèment tous les cahiers – ne peuvent être pris pour de simples éléments de décor. La mention "œuvre d'art" qui les accompagne parfois ironiquement doit être saisie au pied de la lettre. Ces triangles méthodiquement ordonnés, ces lignes sinueuses qui s'entrecroisent sont la mise en exergue "abstraite" de l'enchevêtrement coloré des lignes de l'écriture.
Ordre et "délire", exercice imposé et dérèglement programmé, la raison graphique des lycéennes est à l'œuvre dans cette alternative quotidiennement vécue. Le trouble des sens – indissociablement émois et significations – expérimenté à travers l'écriture met à l'épreuve une identité qui cherche à se définir dans et par l'univers graphique qui l'
exprime, c'est-à-dire la manifeste en la faisant surgir.
La publicité, parce qu'elle est l'art efficace de la formule, offre paradoxalement les mots qui servent à dire l'essentiel. Une campagne intensive pour une marque de whisky, en jouant sur le noir et le blanc, le yin et le yang, a fourni sans le savoir les termes d'une philosophie de la vie à une génération de lycéennes…
Habituellement, on l'a vu, elles se contentent de découper les lambeaux de phrases et les portions d'images qui rencontrent – ou suscitent – leur inspiration du moment. Il s'agit en effet de trouver un
ton à soi à travers le foisonnant mélange des mots, des musiques et des couleurs. Chacune s'efforce de l'exprimer à travers ses choix graphiques. Quelles que soient les variations individuelles, à la lecture de tous les cahiers, un monde apparaît où le bleu domine. Solange, dont le signe de l'œil renvoyait en écho à la passion des regards s'est rebaptisée elle-même
Lola Blue en tête de son deuxième cahier. Son "portrait", une belle fille toute en bleu d'une publicité de mode, arbore un slogan qui sonne comme une devise:
" Du bleu, toujours du bleu… Du bleu en coton, du bleu en jean, du bleu en liberty!"
Les regards qu'elle met en scène sont le plus souvent sur un fond bleu. Il est à peine besoin de souligner que les yeux de l'aimé sont, par convention, de la même couleur dans l'écriture de l'amante. Le bleu accompagne le regard et envahit avec lui les cahiers:
"Bleu comme un océan vert quand il me regarda avec ses yeux qu'il a si profonds, mais sans y penser vraiment, fermer les yeux et le laisser me parler! Tout un vide à bleuir même si la fatigue commence à gagner mes heures d'insomnie prolongée! On ne peut rien cacher avec des yeux entourés d'auréoles bleutées alors que ma pensée est prise par la main par un amour indéfinissable…"
Les amours rêvées des vacances de l'écriture sont toujours situées aux abords d'une mer nacrée. Mais l'on s'y noie aussi dans les regards de l'autre. Des flirts furtifs sur d'anodines plages à la plongée dans les flots de la frénésie graphique, il faut se mettre à l'épreuve dans le trouble des sens, parfois jusqu'à la limite de l'asphyxie.
De telles expériences expliquent sans doute en partie l'énorme succès du film
Le Grand Bleu auprès de nos lycéennes. Elles plongent quotidiennement dans un océan de fiction identique à celui du héros. Une rumeur a un temps couru. Elle annonçait la mort de quelques jeunes filles noyées dans leur baignoire où elles auraient plongé en apnée après avoir vu le film! Des parents, des enseignants, en ont pris prétexte pour mettre en garde "les jeunes" contre les dangers d'images qui les fascineraient. Comment trouver plus belle illustration du malentendu qui fait soupçonner une passion pour tout aussitôt en rendre impossible la compréhension.