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ENFANT SAUVAGE, ENFANT SAVANT
Le cas Henri Mondeux
[ Calculateurs prodiges 2 ]
"Quand des écoles furent établies pour la première fois par les missionnaires à Hawaii, les progrès des enfants dans toutes les matières élémentaires furent étonnamment rapides. Les jeunes Hawaïens apprirent vite à faire mentalement des multiplications de quatre chiffres par quatre chiffres avec une telle rapidité et une telle exactitude que leurs instituteurs eux-mêmes se trouvaient fréquemment dans une situation embarrassante étant incapables d'égaler l'agilité mentale et la précision de leurs élèves. À Samoa, quand des écoles élémentaires furent établies, les indigènes manifestèrent une véritable folie de calculs arithmétiques. Ils oublièrent leurs armes: on ne les voyait plus qu'armés de l'ardoise et de la craie, faisant des additions, s'interrogeant entre eux ou posant des problèmes aux visiteurs européens. L'Honorable Frederick Walpole rapporte que sa visite dans cette île merveilleuse fut positivement gâchée par d'incessantes multiplications et divisions. Pensant mettre fin à l'inconvenance mathématique de ses amis indigènes, il leur soumit un problème d'algèbre. Mais après de longues méditations et consultations sur le sujet, et après avoir déclaré qu'il n'y avait pas de solution, les Samoans ne voulurent bien cesser de harceler leur hôte qu'à la condition d'être initiés aux mystères de la nouvelle science".
R. Briffault, The Mothers, New-York, 1927. [12]
Ce "témoignage" mis en exergue – quel que soit par ailleurs la véracité des faits rapportés – est représentatif des récits de rencontres, maintes fois répétés, avec des calculateurs "naturels" à partir de la fin du XVIIIe siècle. Dans le passage cité, les protagonistes de la merveille sont d'authentiques "sauvages" mais rien ne manque à l' exemplum tel qu'il circulera tout au long du XIXe siècle européen, surtout pas la question sans cesse mise en avant des rapports du calcul mental et du calcul écrit, ainsi que la promptitude des illettrés à dépasser leurs maîtres et à défier l'école sur un point particulier: la dextérité en calcul. Il suffit de remplacer l'acteur collectif exotique par un acteur individuel et de replacer sa "sauvagerie" dans le contexte culturel européen (incluant les Européens d'Amérique).
Nous en faisons l'hypothèse en mettant l'accent sur l'unité du personnage, au-delà de la diversité des individus qui l'incarnent. Le phénomène a jusqu'ici intéressé presque exclusivement les psychologues et c'est avec ce qu'ils ont généralement laissé de côté, le récit biographique, les anecdotes plus ou moins légendaires toujours répétées, que l'ethnologue fera tout d'abord son miel. C'est, en effet, en prenant en considération l' ensemble des traits qui lui restituent une cohérence que l'on peut donner sens à cette figure dont l'apparition, aussi brève qu'énigmatique, a traversé un temps notre univers culturel.
Le double savoir – tourné à la fois vers la pratique et vers le calcul comme fin en soi – d'un Lacomme, d'un Fuller ou d'un Buxton, et cette force mystérieuse – double, elle aussi: physique dans l'exercice d'une violence brute et dans la mobilisation du corps entier au service exclusif du calcul, mentale dans l'effectuation des opérations elles-mêmes – on les retrouvera dans les parcours biographiques attribués à tous les calculateurs dont la notoriété a laissé quelque trace dans les archives. Bien souvent, des événements épars nous sont seuls parvenus mais cette sélection opérée par la mémoire, qu'elle soit "populaire" ou "savante", est rarement innocente. La preuve en est leur récurrence y compris dans les récits autobiographiques les plus complets et les plus délibérément structurés.
Le calculateur prodige du XIXe siècle est un jeune enfant qui a su calculer avant tout apprentissage de la lecture et de l'écriture et non pas seulement en dehors ou en marge comme Lacomme, Fuller ou Buxton. C'est dire aussi qu'il a appris tout seul et que seule une mystérieuse disposition de son esprit lui a ouvert l'intelligence de ce savoir particulier qu'est le calcul. Cette figure s'impose très vite et les vies plus ou moins légendaires des jeunes calculateurs se ressemblent étrangement.
Un tel destin n'est nulle part mis en scène avec autant d'ampleur et de minutie que dans la biographie de l'un d'entre eux, le Français Henri Mondeux. Son nom deviendra quasiment un nom commun dans la deuxième moitié du XIXe siècle (on dira "un Mondeux" en parlant d'un calculateur comme on disait "un Mandrin" en parlant d'un brigand un siècle plus tôt). Sa "vie" a certes intéressé tous ceux qui ont écrit jusqu'ici sur les calculateurs prodiges mais essentiellement du point de vue de l'histoire du calcul mental et des "performances" à travers lesquelles il est possible d'en comprendre les mécanismes. Or il nous semble que cette compréhension n'est possible qu'en incluant aussi dans l'analyse ce "reste" pour nous essentiel: l'élément biographique tel qu'il a été agencé pour modeler une figure exemplaire. L'évocation succincte de la destinée de Henri Mondeux comme modèle du genre illustrera cette nécessité en nous faisant entrer dans la fabrique de la "biographie légendaire" du calculateur prodige. [13]
Un pâtre à l'Académie [14]
Le 16 novembre 1840, Monsieur Poncelet, président de l'Académie des Sciences de Paris, bavarde dans son cabinet avec son collègue François Arago. Le célèbre savant et homme politique lui a fait inscrire à l'ordre du jour de la séance de ce lundi après-midi la présentation d'un jeune prodige rencontré à Tours lors d'une récente tournée électorale. Vers les deux heures, la porte du bureau s'ouvre pour livrer passage au plus étrange des couples: un homme mûr, à la mise impeccable, et son compagnon, un fort gaillard d'une quinzaine d'années à la face poupine. Il porte des bottines neuves qui jurent manifestement avec le reste de son accoutrement. Une grande blouse sombre lui descend à mi-cuisse. Un mouchoir de couleur rehausse le col trop ample de sa chemise blanche. Il tient à bout de bras un grand chapeau plat dont il refuse obstinément de se séparer. De longs cheveux noirs caressent ses épaules. Nullement impressionné quand il s'agit de répondre aux questions concernant sa réputation de calculateur, il regarde fixement ailleurs lorsqu'il est interrogé sur son enfance ou sur les détails de sa vie privée. Son compagnon répond à sa place aux questions sur sa famille, son éducation ou son avenir. Puis Émile Jacoby, le professeur, remet à Arago le document qu'il lui avait promis: un épais cahier de notes dans lequel il a consigné les procédés de calcul de son élève. Vers la fin de l'après-midi, François Arago annonce à ses collègues qu'il doit leur présenter un jeune prodige:
"C'est un jeune pâtre de la Touraine que M. Jacoby, instituteur à Tours, a recueilli chez lui, qu'il a initié à la science des nombres et pour lequel il sollicite la protection de l'Académie. M. Jacoby n'est point dans l'intention de livrer son prodige à l'admiration du public; il ne cache point, comme le fit le maître de Mangiamelle [15], les procédés de calcul de son élève; il prie au contraire l'Académie de jeter un coup d'œil sur les notes que renferme ce cahier, notes dans lesquelles il révèle les ingénieux procédés de calcul du jeune pâtre". [16]
Suivant la procédure habituelle, l'orateur demande l'avis de ses collègues sur l'opportunité de nommer une commission spéciale. Mais les académiciens désirent auparavant interroger directement l'étrange garçon qui s'avance à leur rencontre. Chacun s'y essaie et se montre satisfait de ses réponses, données "avec rapidité et justesse". On décide alors de nommer la commission qui comprendra Arago, Sturm, Liouville et le baron Cauchy (l'auteur de la Théorie des fonctions d'une variable complexe). Si l'on en croit Émile Jacoby, "M. Corriolis, directeur de l'École Polytechnique, demanda comme une faveur qu'il lui fuit permis de se joindre à la commission, ce qui lui fut immédiatement accordé". Il se montre très actif, le deux décembre suivant, quand il s'agit d'examiner de près l'étendue des connaissances arithmétiques du jeune vacher. Lors de la séance du 17 décembre, le baron Cauchy prend la parole au nom de ses collègues:
"Que sans secours, et abandonné à lui-même, un enfant préposé à la garde des troupeaux, arrive à exécuter de mémoire et très facilement un grand nombre d'opérations diverses c'est un fait que seraient tentés de révoquer en doute ceux qui n'en auraient pas été les témoins et dont le merveilleux rappelle tout ce que l'histoire nous raconte du jeune Pascal s'élevant à l'âge de douze ans, et à l'aide de figures tracées avec du charbon, jusqu'à la 32ème proposition de la géométrie d'Euclide". [17]
Sans doute le mathématicien a-t-il lu plus attentivement la notice biographique rédigée par l' "instituteur" d'Henri Mondeux que le détail de l'exposé des procédés de son élève. Seul le résultat l'émerveille. Il insiste encore sur l'aptitude du jeune pâtre illettré à réinventer le calcul:
"Henri est parvenu seul à trouver le procédé connu qui donne la somme d'une progression arithmétique. Plusieurs des règles qu'il a imaginées pour résoudre différents problèmes sont celles qui se déduisent de certaines formules algébriques. On peut citer comme exemple les règles qu'il a obtenues pour calculer la somme des cubes, des quatrièmes et même des cinquièmes puissances des nombres naturels […] Les questions même d'analyse indéterminée ne sont pas au-dessus de la portée d'Henri Mondeux […] Henri a une aptitude merveilleuse à saisir les propositions relatives aux nombres. L'un de nous lui ayant indiqué divers moyens de simplifier les opérations de l'arithmétique, il les a immédiatement mis en pratique avec la plus grande facilité […] L'Académie doit reconnaître le zèle et le noble dévoûment que M. Jacoby a déployés dans le double intérêt de son élève et de la science, encourager ses efforts, le remercier de l'avoir mise à porter d'apprécier la merveilleuse aptitude du jeune Henri Mondeux pour les calculs; enfin d'émettre le vœu que le gouvernement fournisse à M. Jacoby les moyens de continuer sa bonne œuvre et de développer de plus en plus les rares qualités qui peuvent faire espérer que cet enfant extraordinaire se distinguera un jour dans la carrière des sciences."
Le rapport est immédiatement adressé au Ministre de l'Instruction publique afin qu'il puisse prendre des mesures exceptionnelles pour favoriser le développement d'aussi extraordinaires facultés. La presse, avide de prodiges, s'en empare aussitôt. Le Siècle, Le Commerce, Le Temps publient la Notice préparée par Émile Jacoby, parfois même l'intégralité du rapport du baron Cauchy. Un portrait de Henri paraît dans les gazettes. Le petit pâtre calculateur devient la coqueluche du Tout-Paris:
"Ainsi l'a-t-on vu faisant sa partie de dames chez M. le baron Augustin Cauchy; jouant aux mathématiques avec tous les savants du jour, chez M. le baron Charles Dupin et chez M. Corriolis, à l'École Polytechnique; prenant le thé chez M.M. Alfred de Vigny, Charles Nodier ou Émile Souvestre; recevant une accolade fraternelle de M. de Châteaubriand, de M. Bouilly et de Georges Sand; résolvant des problèmes tour à tour dans les salons somptueux de M. le grand-référendaire de la chambre des pairs et dans le magnifique hôtel de S.E. l'ambassadeur de Turquie, Nourri-Effendi, qui le recevait toujours avec affabilité; dînant tantôt dans l'ancien cercle de Paris, tantôt chez M. le comte de Chabrol et tantôt au palais du Luxembourg. Puis on le voit aux charmantes soirées du spirituel peintre Duval-Lecamus, où se donnent rendez-vous tous les artistes de Paris, chez le célèbre libraire Panckouke, et dans les vastes magasins de M.M. Brière et Pelletier où il donna des séances à tous les commerçants de la rue Saint-Martin et, enfin, on aurait pu le voir aussi, s'étendant comme un petit maître, sur les moelleux coussins d'une calèche aux armes et en compagnie d'une belle et savante comtesse anglaise" [Biographie 90] .
Henri remplace bientôt son ancien vêtement par une "redingote-bleu", à mi-chemin entre le petit pâtre et le jeune savant mais il garde son chapeau plat qu'il ôte uniquement au moment de s'abîmer dans ses calculs. Il présente aux personnalités rencontrées son Album, un livre d'or sur lequel chacun s'efforce d'inscrire quelque spirituelle considération. Son mentor y joindra les œuvres composées à l'adresse du calculateur prodige, tel ce poème à la signature prestigieuse:
"LA POÉSIE DES NOMBRES
Les nombres, jeune enfant, dans le ciel t'apparaissent
Comme un mobile chœur d'esprits harmonieux,
Qui s'unissent dans l'air, se confondent, se pressent
En constellations faites pour tes grands yeux
Nos chiffres sont pour toi de lents degrés informes,
Qui gĂŞnent les pieds forts de tes nombres Ă©normes,
Ralentissent leur pas, embarrassent leurs jeux.
Quand ta main les Ă©crit, quand pour nous tu les nommes,
C'est pour te conformer au langage des hommes,
Mais on te voit souffrir de peindre lentement
Ces esprits lumineux en simulacres sombres,
Et par de lourds anneaux d'enchaîner ces beaux nombres
Qu'un seul de tes regards contemple en un moment.
Va, c'est la poésie, encor, qui dans ton âme
Peint l'algèbre infaillible en symboles de flamme,
Et t'emplit tout entier du divin élément:
Car le poète voit sas règle
Le mot secret de tous les sphynx;
Pour le ciel, il a l'Ĺ“il de l'aigle,
Et pour la terre l'Ĺ“il du lynx."
Alfred de VIGNY [18]
Le poète a devine juste: Mondeux fait des calculs d'illettré. Contraint et forcé, il a certes appris à lire et à écrire mais c'est là un savoir dont il n'aura jamais totalement la maîtrise. C'est bien avec peine qu'il peint les "simulacres sombres" des nombres qu'il conçoit hors de leur forme écrite. Le hasard de la conservation a fait parvenir jusqu'à nous l'exemplaire dédicacé par Henri Mondeux de l'opuscule que Hippolyte Barbier a consacré au "jeune pâtre mathématicien". Ces bribes d'une écriture incertaine et appliquée en disent long sur son auteur. Henri a quinze ans quand il écrit pour une admiratrice:
"Sur l'A lbum dune dame ils
fau drait Ă©crire de belles choses mais
hélas, je ne sais faire que des
comptes paris le 14 mars 1841.
Henri Mondeux
1.00,224 2.0, 265 3.0,318 4.0 , 371
5.0, 424 6.0 477 7 53 ou 530 " [19]
Les nombres qui "s'unissent dans l'air, se confondent, se pressent", semblent pour lui intraduisibles dans "le langage des hommes". Il ne manifeste jamais de lui-même le désir de commercer avec ses semblables, si ce n'est pour leur asséner de mirifiques calculs. Hors de ce cadre, il oublie tout aussitôt le nom et le visage de qui vient de lui être présenté. C'est pourtant d'une rencontre qu'est née une aventure dont
"Il n'est aps jusqu'aux almanachs de tous les formats qui ne l'aient transformée à leur guise, pour la pouvoir revêtir d'une griffe quelconque. J'ai même ouï dire que des coureurs de foire la vendaient dans un petit recueil de faits extraordinairement curieux , tels que le célèbre combat de mazagran, l'empoisonnement de lafarge et la triste fin de Peytel" [Biographie, 2].
La merveilleuse rencontre
Deux ans, jour pour jour, avant sa présentation à l'Académie des Sciences, Henri garde quelques vaches aux portes de la ville de Tours. Deux promeneuses s'inquiètent de ce petit pâtre en haillons qui ne cesse de pleurer. Pressé de questions, il leur dit avoir perdu son couteau et se plaint de ne pouvoir deviner aussi facilement qu'il calcule, sans quoi il n'aurait pas à chercher longtemps. Étonnée par ce raisonnement, la plus jeune des promeneuses est priée par le vacher d'avouer son âge. Elle a dix-neuf ans. Le petit pâtre, soudain consolé, réfléchit un instant avant de lui annoncer qu'elle a vécu jusqu'à ce jour 599.184.000 secondes. Rentrée chez elle, la jeune femme rapporte à son frère l'aventure de la matinée. Celui-ci, directeur d'une maison d'éducation qu'il a lui-même fondée, l'École Néopédique, a assisté quelques temps auparavant à une séance publique de calcul donnée par Vito Mangiamele, "le berger calculateur de la Sicile". Émile Jacoby n'en croit pas ses oreilles: un nouveau Mangiamele garde ses vaches à deux pas de chez lui, dans la patrie de Descartes! Il arrache aussitôt ses élèves à leurs études:
"Comme je disposais d'un certain nombre de bons coureurs […] j'ordonnai une véritable battue dans ce vaste carré compris entre les remparts de la ville, le Cher, l'avenue de Grammont et le canal. Mes écoliers, après avoir visité toutes les fermes qui sont éparses dans cette plaine, arrivèrent au lieu de rendez-vous sans avoir découvert le pâtre que je cherchais. Nous allions rentrer en ville quand je songeai aux prairies qui sont arrosées par le Cher, ou qui servent de port en amont du pont. Je voulus explorer moi-même ces lieux; deux chefs de section seulement m'accompagnèrent. Arrivé près du port, j'aperçus un enfant en haillons appuyé sur sa houlette, et dans l'attitude d'un homme qui pense profondément. Quelques vaches paissaient devant lui. Je m'approchai et l'expression de sa physionomie, sa pose, tout en lui me plut. Je devinai qu'il était l'enfant que je cherchais. Aussi, quand, passant près de lui, il me demanda quelle heure il était, je lui dis: - il est, mon garçon, la moitié du tiers des trois quarts de douze heures. – Oh! reprit Henri, je vous dirai bien quelle heure il est. – Eh bien! Quelle heure? – Mon Dieu, Monsieur, il est une heure et demie. – C'était juste et il mit moins de temps à répondre à cette question que je n'en mets pour raconter le fait. Je lui proposai alors quelques autres questions qu'il ne put comprendre tant que j'employai les termes techniques de la science des nombres, mais qu'il résolut à ma satisfaction dès que je les eus dégagées des expressions qu'il ne connaissait pas. Plus je l'observais, plus son regard paraissait beau et intelligent. J'avais remarqué aussi que son œil s'animait, que son teint se colorait à chaque nouvelle question que je lui adressais, puis il me semblait que sa tête avait quelque chose de Descartes et de Newton.
– Sais-tu lire, lui dis-je alors?
– Hélas! Non, Monsieur.
– Eh bien! Si tu le veux, je t'apprendrai à lire, à écrire et, puisque tu aimes bien à compter, si tu travailles bien, je te donnerai des leçons qui te mettront à même de faire des calculs bien plus beaux que ceux que tu sais faire aujourd'hui. Quand tu auras fini ton ouvrage, tu viendras me trouver à Tours et nous commencerons tout de suite"[Biographie, 47-48].
Le jeune vacher, hélas, n'a que la mémoire des nombres. Les semaines passent sans qu'il donne le moindre signe de vie, jusqu'à ce qu'un soir:
"La société littéraire de l'école était réunie en assemblée particulière quand de grands cris de joie retentirent dans la cour. J'allais m'informer de la cause de ce bruit, mais tout-à -coup la porte de nos séances s'ouvre et, contre toute règle, la salle est envahie par tous les élèves qui portaient en triomphe un gros garçon en costume de berger: c'était Henri Mondeux. Cet accueil fait à l'enfant du génie me causa une agréable émotion, et je reçus avec une bien grande joie le nouvel élève que le ciel m'envoyait. C'était le jour de Noël, ce fut donc une double fête pour l'école. Chacun posa une question au petit pâtre, chacun voulut lui enseigner ce qu'il savait le mieux, puis on le fit participer à tous les plaisirs de la journée. Il ne nous quitta que le soir après avoir pris heure avec nous pour venir prendre ses leçons".
C'est là une version tardive [20] de l'entrée du berger à l'école Néopédique. La Biographie non datée (mais estampillée: 1846) conservée à la Bibliothèque Nationale indique: "Ce ne fut qu'un mois après Noël 1838 qu'il vint frapper à la porte de l'École". Sans doute au fil des ans (et des éditions) , la "double fête" de Noël est-elle venue tout naturellement répondre à l'épiphanie de la merveilleuse rencontre, installant encore un peu plus cette histoire dans la légende que d'autres épisodes viennent conforter:
"Ce jour de fête, Henri était vêtu assez chaudement, assez proprement, mais les jours suivants il eut le courage de faire, chaque soir, presque nu-pieds et à peine couvert de haillons, dans le temps le plus rigoureux de l'hiver, près d'une lieue pour venir s'asseoir pendant une heure sur les bancs de l'école. Petit à petit, et seulement en récompense de son application, on renouvela chaque partie de son pittoresque costume de berger, et il était assez confortablement couvert, lorsque se rappelant que je lui avais promis de l'admettre au nombre de mes pensionnaires, dès que son temps serait fini chez son maître, il rompit avec le père Moreau et m'arriva un beau matin à la maison, avec son petit paquet de hardes au bout d'un bâton. L'idée que je m'étais faite de la facilité de Henri Mondeux pour les calculs numériques ne s'était point affaiblie pendant le mois qu'il vint prendre des leçons à l'école, elle avait encore grandi avec le temps, car il devança pour ainsi dire la science des nombres".
L'enfant sauvage
Cette histoire édifiante a un envers qui la traverse de part en part. Le père du petit pâtre, de qui Émile Jacoby sollicite l'autorisation de le garder sous son autorité pendant au moins cinq années nécessaires à son éducation, avertit la directeur de l'École Néopédique qu'il n'a sans doute jamais vu un tel vaurien. Divers témoins de l'enfance de Henri Mondeux viennent, aussitôt qu'ils apprennent son entrée à l'école, avertir l'éducateur qu'il fait fausse route. Le maire de Monlouis où il a longtemps résidé lui écrit personnellement pour le mettre en garde mais, écrit Jacoby, "rien ne me découragea. Je dois dire pourtant qu'il n'y avait rien d'exagéré dans toutes ce sombres peintures. En peu de temps j'appris à connaître mon étrange élève. C'était un véritable petit sauvage" [Biographie, 50]. Ces "sombres peintures" ne nous sont malheureusement pas rapportées telles quelles. Il nous faut donc les reconstituer à partir du récit de l'enfance de Henri Mondeux placé par Jacoby dans sa Biographie avant l'épisode de la rencontre. Le choix des anecdotes citées trahit une version "populaire" de l'enfance du calculateur, forgée au cours des années, et sans doute déjà fixée en un récit cohérent au moment où Émile Jacoby la recueille épisode après épisode.
Ce texte met en avant un accident initial. Laissé seul un jour, au bord d'une fosse à fumier, alors qu'il avait trois ans, Henri met une voile à un sabot et le lance sur le liquide nauséabond. En voulant le rattraper, il plonge la tête la première dans le purin et manque de s'y noyer. Sa mère, sortie de la ferme par hasard le ramène sur le bord à demi asphyxié. Deux mois après sa chute, Henri est atteint d'une fièvre scarlatine. Mal soigné, dit-on, "il sortit trop tôt et sa maladie dégénéra en une tuméfaction générale. Il resta enflé pendant trois semaines, et, pendant tout ce temps, on craignit de le perdre". Jacoby attribue lui-même à cet événement fâcheux une grande importance. Il y voit la cause principale du mal mystérieux qui constituera le noir contrepoint des facultés extraordinaires de son petit protégé :
"C'est pendant cette maladie que Mondeux ressentit les premières atteintes du mal qui le tourmente aujourd'hui. Il raconte dans ses souvenirs d'enfance, que je lui ai fait écrire par lui-même [21] 'qu'il eut vers la fin de sa maladie une violente attaque de nerfs et qu'on crut un instant qu'il allait mourir, mais que sa mère s'aperçut bine vite qu'il vivait, car, dit-il, le la saisis à la figure avec les deux mains et je ne lâchai prise que quand je retombai vaincu par la douleur et anéanti'. Je parlerai plus tard de ce mal pour lequel il a suivi, en vain, plusieurs traitements ordonnés par des somnambules en grande réputation. Je le fais de nouveau traiter aujourd'hui (Mondeux a vingt-deux ans) et j'attendrai le résultat pour dire ce que j'ai observé" ( Biographie, 17, note 1).
Malgré cette chute et le "mal" qui s'ensuivit, Henri Mondeux est, dès son plus jeune âge, un être robuste dont la "tête énorme surmontait (un) corps d'enfant athlète". Sa force physique est sans cesse mise en avant. Sauvagement battu par son père, ses frères et ses marâtres (sa mère meurt alors qu'il n'a que six ans), il survit grâce à sa forte complexion et à la violence qu'il peut exercer lui-même en retour.
Commence alors le récit de ses exploits les plus marquants. Bientôt tenu à l'écart de chez lui et renvoyé par les maîtres chez qui il est placé, il vit de rapine et d'aumônes. A dix ans, il boit dans les cabarets "comme un vieux troupier" et se forge une réputation de monstre indomptable. L'instituteur du village ayant eu vent de sa facilité pour le calcul veut lui permettre de se racheter en l'admettant dans sa classe. La scène qui s'ensuit semble directement empruntée au conte populaire "Jean de l'ours" :
"L'illusion ne fut pas longue. Bientôt l'école fut sens dessus dessous et, tous les jours, ce n'étaient plus que plaies et bosses, cris et pleurs, plaintes et menaces. Le maître d'école lui-même faillit être victime de son dévouement, car dans ses moments de colère et de rage, Henri ne reconnaissait plus personne. On fut obligé de le renvoyer pour rétablir la paix dans la classe" ( Biographie, 38).
L'autre institution importante du village n'échappe pas à la rage d'Henri. Ce dernier n'est assurément pas un enfant de chœur. Il le fait savoir aux sonneurs. Devant le refus de lui laisser sonner les cloches, il les rosse violemment et tente de faire subir le même sort au bedeau et au curé avant d'être maîtrisé. Chassé de l'église, il feint la contrition le dimanche suivant mais c'est pour mieux s'approcher de la chaise du bedeau afin d'y placer une botte d'épingles qui endommagent cruellement la partie la plus charnue de son individu. Henri, malgré les coups, refusera toujours de retourner dans une église contre laquelle il blasphème sans arrêt. Il atteint alors le comble d'une "férocité" que les hommes de la contrée traitent comme telle :
"On l'a vu, dans plus d'une circonstance, en luttant avec ses camarades, faire usage de ses ongles et de ses dents. Mais aussi que peut-on attendre d'un enfant à qui l'on attachait les mains derrière le dos, à qui on passait une corde au cou et que l'on promenait, comme une bête fauve à coups de fouet dans le village, pendant que les jeunes garçons de la commune, couraient après lui en le huant, l'injuriant et lui jetant de la boue au visage ; d'un enfant enfin qui entendait à chaque instant des imprécations horribles et des menaces de mort à son oreille ?" ( Biographie, 52).
Le sortilège des nombres
Mais le personnage d'Henri est double. Il conjugue la force brute qui lui vaut si souvent d'occuper la place du sauvage à demi animal avec une habileté qui lui fait retourner à son avantage la situation de victime désignée. D'autres récits font état de cette capacité providentielle. La partie de la Touraine où se passent ces événements est parsemée d'habitations troglodytiques et de "caves" dans le dédale desquelles il est aisé de s'égarer. Essayant une variante de la chasse au Dahu, de jeunes garçons se proposent de perdre Henri dans l'un de ces labyrinthes. Excitant sa propension à se jeter tête baissée dans les excursions les plus folles, ils l'incitent à partir en avant pour aussitôt éteindre les torches et s'en retourner en le laissant seul. Satisfaits de leur coup, ils s'apprêtent à crier victoire quand une voix retentit derrière eux : c'est Henri qui les nargue. Effrayés, les garçons s'enfuient sans demander leur reste.
Mais si Henri se sort de toutes les situations c'est surtout, dit-on, parce qu'il possède une arme aussi étrange qu'imparable : le calcul. Ce n'est plus à Jean de l'Ours mais au Joan l'an pres de l'abbé Fabre que l'on songe en lisant cette anecdote :
"On l'avait très souvent menacé du garde, mais notre maraudeur en avait toujours ri et semblait même le plaisanter. Un jour pourtant il avait pénétré dans une vigne pour y faire son déjeuner comme de coutume et que déjà sa provision était faite, il aperçoit le garde qui court sur lui, il cherche à le tromper, feint de se cacher, et se sauve à toutes jambes, se courbant sous les ceps pour n'être pas vu. Mais le garde […] se promettait bien de dresser procès-verbal et de faire goûter un peu de prison à ce petit vaurien. Mais Henri […] résolut de l'attaquer de front et de le vaincre. Aussitôt il lui fait un énorme calcul qui l'effraie […] son ennemi est à moitié terrassé par la peur – Henri passait déjà pour sorcier dans le village".
Henri confirme définitivement cette réputation en fuyant la maison paternelle et en partageant le pain noir et la litière de paille d'une "pauvre folle" du village que tout le monde craint. Mais aussi en cultivant son personnage de petit calculateur aussi bien au cabaret qu'auprès des quelques notables du pays qu'il a l'occasion de fréquenter :
"Les jours de fête quand tous les châteaux, toutes les villas de la commune se peuplaient de l'aristocratie tourangelle, on faisait venir le jeune cultivateur, on lui donnait quelques encouragements, quelques consolations, puis on le renvoyait à ses vaches avec quelques pièces de monnaie" ( Biographie, 42).
Émile Jacoby "découvre" donc un personnage déjà perçu dans son milieu d'origine comme un être à part qui provoque la crainte et l'admiration chez les paysans, la curiosité chez les notables. Le "professeur" va tenter de réaliser grâce à une "éducation spéciale" ce que l'école et l'église du village n'ont pu réussir : dompter le sauvage et instruire l'illettré afin que son savoir "naturel" soit mis au service de la science et de la civilisation.
L'impossible Ă©ducation
Mais la "puissance" du calculateur "naturel" n'est pas de celle que l'on emprisonne. Les scènes de l'enfance vont être rejouées au sein de l'École Néopédique. Le petit vache, le petit maraudeur, va se montrer plus que jamais rebelle aux contraintes du monde scolaire. Les élèves du cours supérieur, encouragés par leur professeur, le prennent en affection et tentent de l'initier à toutes les matières du programme mais :
"Henri pendant la leçon d'écriture laissait tomber sa plume et, les yeux fixés au plafond il rêvait aux nombres, pendant la lecture, il n'y était jamais, il poursuivait la solution d'un problème qui lui avait été soumis la veille et qu'il n'avait pu résoudre immédiatement ; il en était ainsi pour toutes les autres études […] Une puissance plus forte que sa volonté le portait à calculer encore, et toujours et partout" ( Biographie, 53).
De guerre lasse, Jacoby lui permet d'aller couper du bois pendant les cours. Il tente simplement de lui apprendre à lire et à comprendre l'énoncé d'un problème, "à peu près", précise-t-il, avant d'ajouter aussitôt qu'il lui a mis entre les mains les meilleurs recueils d'arithmétique. L'élève impossible rejoint son destin de calculateur. La rumeur enfle sur la présence d'un prodige à Tours. Son professeur la met à profit pour organiser une "petite soirée", sans doute sur le modèle de celles qu'avaient données dans la région Vito Mangiamele et son mentor. Henri ne manque pas d'y briller et même de confondre, sur le modèle de "l'oubli des années bissextiles", l'ingénieur des ponts-et-chaussées chargé des grands travaux de la ville.
Pourtant, malgré une période d'accalmie où il se laisse bercer par le confort, inespéré pour lui, du pensionnat, Henri retrouve avec ses camarades de classe les comportements qu'il avait avec ses compagnons de village. Son maître l'a vu plusieurs fois "rugir comme une bête fauve, vomir des blasphèmes affreux et enfin se précipiter sur son camarade, user des ongles et des dents pour lui déchirer les chairs". Ne pouvant plus dévaster les vergers, il exerce ses maraudages dans les casiers de ses condisciples. A la mi-carême, il s'échappe pour s'en aller trôner avec des "petits drôles" sur le char du Carnaval. Il devient le paria de l'école comme il avait été le paria d son village. Jacoby le traite alors comme les "éducateurs" de l'époque traitaient les rebelles à toute éducation. Sur les conseils du directeur de la colonie pénitentiaire de Mettray toute proche, il décide de mettre le jeune sauvageon en cage. Abandonné seul dans sa cellule, "il rugissait comme un jeune lion que l'on vient d'enfermer ; puis il se calmait, pleurait, sanglotait et finissait par prier Dieu". Croyant l'avoir dompté, son maître décide alors de confirmer sa conversion en lui faisant faire sa première communion. Il apprend le catéchisme par cœur avec l'aide de ses condisciples et semble se soumettre aux admonestations des lazaristes venus prêcher la retraite préparatoire. Il communie avec une apparente ferveur et, lui qui a sis souvent mendié, se met à faire l'aumône. Bien qu'il précise à plusieurs reprises qu'à dater de ce jour son élève a commencé à s'amender, Émile Jacoby avoue son échec d'instituteur : "Je croyais avoir assoupli le caractère farouche de Henri ; je croyais qu'il me deviendrait facile de faire son éducation en la compagnie des autres élèves, mais il fallut renoncer complètement". Finies les méthodes et les cours de mathématiques auxquels Mondeux ne comprend rien. L'éducateur va désormais prendre son prodige illettré tel qu'il est, soumis "aux seules lois de la nature", en se contentant de lui enseigner la traduction en un langage arithmétique acceptable des problèmes et de leurs solutions tels qu'il les pratiquait jusque là . Il ne lui reste plus qu'à lui faire courir le monde avec pour tout bagage "sa prodigieuse puissance de calcul".
Les pèlerins de l'arithmétique
Voilà le couple parti pour le "Congrès scientifique" du Mans, en 1939. Ils n'y sont pas reçus. Ils font avec succès leur première tournée des collèges avant de revenir à Tours. C'est alors qu'a lieu la rencontre avec Arago et le projet de présentation à l'Académie. Le ministre de l'Instruction Publique accorde une audience à Jacoby. Il lui signifie qu'il peut l'aider en lui octroyant une bourse pour l'éducation de l'enfant dans un collège royal. Jacoby, connaissant la résistance d'Henri à toute instruction scolaire – et pressentant que son protégé va lui échapper – refuse cette offre, renonçant ainsi à toute subvention publique au profit de son élève. Le destin d'Henri Mondeux est scellé. Rendu célèbre grâce à la presse par ses quelques mois de vie parisienne dans les salons, il est condamné à exploiter les échos de cette gloire éphémère le reste de son existence. Il entre ainsi, pour un demi-siècle au moins, dans la légende et son mentor, pour toujours, dans l'oubli. Ce dernier a pourtant tout abandonné après son aventure parisienne afin d'accompagner toujours, "l'éternel enfant célèbre" qui ne deviendra jamais, il le sait désormais, un homme illustre. Cinq ans après la séance à l'Académie, Jacoby ne peut avouer son découragement dans une publication destinée, encore une fois, à appuyer ses demandes d'aide financière mais il ne peut faire taire tout à fait une amertume dont l'expression prend des accents pathétiques :
"Tracerai-je ici l'itinéraire de notre voyage ? Initierai-je le lecteur à toutes ces vicissitudes de la vie aventureuse de l'artiste voyageur ? Le rendrai-je témoin de toutes ces tribulations ; de ses rares succès et de ses fréquents revers, des courtes et grandes joies qui soutiennent son courage, des longues douleurs qui l'abattent et le désespèrent ? Lui dirai-je… Mais non – il faudrait un volume pour dire tout ce que nous avons éprouvé dans le cours de nos longues pérégrinations" ( Biographie, 98). Et encore : "Mais je le demande à tout homme de bon sens, qui donc plus que moi peut désirer de voir Henri Mondeux se créer une position brillante pour l'avenir ? N'aurai-je pour but que l'égoïsme, je le désirerais encore. Car enfin, au lieu d'avoir un maussade compagnon de voyage qui ne parle que la langue mathématique, j'aurais au moins un ami intelligent qui me confierait ses impressions et à qui le confierais les miennes ; et cette mutualité d'épanchement qui serait un bonheur pour moi, serait encore un moyen d'instruction pour Henri" ( Biographie, 153).
Nous savons peu de choses des prestations d'Henri Mondeux en dehors de ce qu'en rapporte un Jacoby avare de détails sur cette matière et, en tout état de cause, juge et partie. Un notable alsacien a cependant consigné dans sa Chronique colmarienne ses souvenirs lors du passage du calculateur dans sa ville en 1843. En 1968, un professeur du lycée technique de Colmar a publié ces pages [22]. Leur auteur, membre du Comité national de l'Instruction publique, est tenu d'assister aux manifestations culturelles, telles que cette "Soirée musicale et mathématique" organisée dans la salle d'actes du collège. Si Henri en est bien la vedette, sa prestation est précédée et suivie par celle de deux premiers pistons du Conservatoire de paris. L'affiche apposée sur les murs de la ville annonce ainsi le jeune prodige :
"On se rappelle le succès qu'a obtenu à Paris le jeune Henri Mondeux. Tous les journaux ont enregistré ses triomphes à l'Institut, dans les salons, dans les concerts et sur les principaux théâtres de la capitale et de la province. En Belgique et en Allemagne, Henri Mondeux n'a pas été moins admiré qu'en France. Les personnes qui voudront bien lui adresser des questions sont priées de donner à l'énoncé de leurs problèmes la forme la plus attrayante et la plus simple, de les écrire sur feuilles volantes, séparées de leur solution, et de les présenter au professeur du jeune Mondeux à l'ouverture de la séance. Depuis les simples opérations de mathématique jusqu'aux équations du 5e degré, depuis l'extraction de la racine carrée jusqu'à la racine douzième inclusivement, Henri Mondeux résout tout, sans secours d'aucun signe extérieur, et dans l'espace de quelques minutes. Il fait à haute voix les problèmes les plus intéressants".
Mais le public ne semble pas soucieux de s'élever à de telles hauteurs in abstracto. Son fantastique à lui semble exiger que l'on résolve plutôt ce qui ressemble le plus à des problèmes scolaires sublimés par l'énormité des chiffres. La première question porte, c'est un rituel bien établi, sur la traduction d'un âge en minutes. Comme il s'agit des dix-sept ans de Mondeux lui-même, il n'a pas de mal à répondre instantanément 8 935 200 minutes. Après avoir déterminé très vite la racine cubique de 280 111 385 007 ( réponse : 6 543), Henri s'attaque à deux "problèmes de trains", le genre scolaire par excellence, mâtiné d'un "problème de calendrier", de ceux qui assurent le succès des calculateurs :
"1° - Quel temps (combien d'années, de jours et d'heures) une locomotive à vapeur, faisant 25 kilomètres par heure et allant toujours à la même vitesse, mettrait-elle pour aller de la terre au soleil, cette distance étant de 155 554 000 kilomètres ? Réponse donnée par Mondeux au boute de quatre minutes : 710 ans, 106 jours et 16 heures.
2° - En quelle année de notre ère, quel mois et quel jour cette même locomotive arriverait-elle à la surface du soleil (la distance et la vitesse restant invariables) et partant le 11 octobre à neuf heurs du soir ? Réponse donnée au bout de quelques minutes : le 26 janvier de l'an 2553 à 1 heure du matin".
Mondeux et Jacoby ont continué ainsi pendant quelques années encore. Et puis – notre documentation ne nous permet pas de savoir quand, comment et pourquoi – leurs chemins se sont séparés et Henri a poursuivi seul sa route. Jacoby a continué, cependant, à faire paraître des ouvrages "d'après la méthode du calculateur de la Touraine", en protestant d'une amitié intacte quoique distante. Sa trace se perd en 1868 à Charleville où il rédige une ultime postface (qu'il date une fois de plus du 25 décembre !) à une nouvelle Courte Notice biographique du Pâtre calculateur de la Touraine, déjà publié à compte d'auteur, dans cette même ville, en 1860. [23]
Quant à Henri Mondeux, légende oblige, on lira souvent à la fin du XIXe siècle : "On ne sait pas ce qu'il est devenu". Or nous savons précisément qu'elle a été sa fin tragique. Le Courrier du Gers informe le public dans son édition du 6 février 1861 de la disparition de celui qui occupait depuis vingt-cinq ans "le monde scientifique de ses improvisations et de ses calculs mathématiques les plus abstraits" :
"Henri Mondeux revenait, il y a peu de jours, de Condom où il avait obtenu de brillants succès, et il avait pris place dans la voiture d'Auch en parfait état de santé. A peine la diligence est-elle arrivée à Auch qu'on s'empresse d'ouvrir la portière de la rotonde où il était seul et on le prie de descendre. On s'aperçoit bientôt à son silence que l'infortuné jeune homme avait expiré"
La scène se passe le 29 janvier 1861, Mondeux a trente cinq ans. Par le plus curieux des hasards, le calculateur le plus célèbre du XIXe siècle est mort sur la route, à quelques lieues à peine de la ferme où avait vu le jour soixante-dix ans plus tôt, Joseph Lacomme, le "mathématicien naturel" qui crut avoir résolu la quadrature du cercle et resta, pour toujours, totalement inconnu du public.
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