Vendredi 20 septembre 2024; 23h 37min. 43sec |
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Dominique Blanc - RITES SCOLAIRES - ETHNOGRAPHIE DE L'ECRITURE |
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LE TEMPS DES CAHIERS
L'Ă©criture "non-scolaire" des filles Ă l'Ă©cole
par Dominique BLANC
Ăcole des Hautes Ătudes en Sciences Sociales
LISST - Centre d'Anthropologie Sociale - Toulouse
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[ Une version de ce texte est parue dans l'ouvrage collectif sous la direction de Christine Barré-de Miniac Vers une didactique de l'écriture. Pour une approche pluridisciplinaire, Editions de l'INRP, Paris, 1996. L'ouvrage est aujourd'hui épuisé. [lien]
Cet ouvrage collectif tente de livrer les fils des apports des diffĂ©rentes sciences sociales abordant la question de l'Ă©criture: histoire et anthropologie, psychologie, linguistique et didactique. Comment l'Ă©criture est-elle prise en considĂ©ration et interrogĂ©e par chacune des disciplines concernĂ©es ? Ătablir plus systĂ©matiquement les conditions et les enjeux de convergence autour d'une interrogation sur le rĂŽle de l'Ă©cole en matiĂšre d'acquisition des images de l'Ă©criture, tel Ă©tait le but de cet ouvrage collectif. Il repose sur la conjecture que de ces convergences peut Ă©merger la matiĂšre premiĂšre d'une vĂ©ritable didactique de l'Ă©criture. Les auteurs reprĂ©sentent les principaux laboratoires universitaires français, ainsi que ceux du CNRS et de l'EHESS qui centrent actuellement leurs investigations autour de la question de l'Ă©criture et des pratiques scripturales.
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La guerre des mots
Dans un collĂšge de banlieue dâune grande ville du sud-ouest de la France, la vie dâune classe de cinquiĂšme est perturbĂ©e par les disputes incessantes de deux fillettes de treize et quatorze ans. Amies insĂ©parables pendant trois annĂ©es consĂ©cutives, elles ont soudainement basculĂ© dans lâaffrontement permanent. ExcĂ©dĂ© le directeur de lâĂ©tablissement dĂ©cide de les consigner dans une classe pendant une heure et il exige dâelles quâelles inscrivent noir sur blanc le motif rĂ©el de leur violente dissension. SommĂ©es dâĂ©crire sous le regard du reprĂ©sentant de lâinstitution, Pauline et Yolande, baptisons-les ainsi, dĂ©tournent lâinjonction, chacune Ă sa façon. Yolande rend « copie blanche » et Pauline Ă©crit Ă Yolande la lettre suivante :
"Yolande, au faite, je voulais te dire, câest pas parce quâon se parle pas que tu dois raconter nâimporte quoi Ă mon sujet. Je ne dis rien sur toi, alors pourquoi toi ? Surtout du genre : je te forçais Ă me suivre, et si tu voulais pas je tâĂ©coutais plus, que je suis une clocharde car je garde une cloche en chocolat depuis un an. (alors que je mâen fou, câest que je nây est jamais fait gaffe, câest pour cela, pas parce quâelle est belle, comme tu dis, car elle est ordinaire). Et aussi tes parents mâont insultĂ©s, ont dit des grossiĂšretĂ©s ou, non, des mĂ©chancetĂ©s. Je leur ai rien fait, alors⊠Et puis que tu dĂ©testes, mon pĂšre, que tu tâennuyais chez moi, ça ce sont des choses qui mâont blessĂ©es lorsque je les ai entendues. Quâil te tardait de partir Ă 6h00. On sâest disputĂ©s, mais je ne nie rien de notre amitiĂ© sauf quâil y avait des disputes, mais 2 vĂ©ritables amies, se disputent toujours. Comme, il paraĂźt que tu as fait lire toutes mes lettres Ă tes parents, câest dĂ©goĂ»tant, une chose que je ne ferais jamais. Tu vas certainement leur montrĂ© celle-ci, il nây a rien de mĂ©chant dessus, et ils nâauront rien Ă me reprocher. Jâai jamais reprochĂ© quelque chose, Ă tes parents, au contraire, ils ont Ă©tĂ© trĂšs agrĂ©ables envers moi, mais lĂ , jâai sautĂ© une page, je ne comprends pas pourquoi ils mâinsultent. Tu mâas dit devant le portail que tu me donnerais tout, ça ne sert Ă rien de garder mes affaires et moi, les tiennes, vu que câest finie. Ce serais une simple dispute. Mais 3 mois Âœ, heuâŠ
Pourquoi veux-tu les garder ?
*réponds-moi par écrit !!
Aussi, tes parents ont dit entre autre, que je serais seule, mais je crois que câest le contraire, sauf Yan Lam, mais qui est aussi mon amie, RĂ©gine et LĂ©a. 3 amies, câest pas le pĂ©rou !!! Dans la classe, franchement ? moi, plusieurs, tu vois, tes parents se trompent sur plusieurs points. Jâai certainement Ă©tait dĂ©sagrĂ©able envers toi, pour les rĂ©flexions mais câĂ©tait pour ton bien. Mais tu es tĂȘtue et rĂ©pĂšte ça Ă tout le monde. Comme ça tu Ă©vitais de faire 2 fois les mĂȘmes erreurs. Moi, on me fais une remarque, jâessairais de ne pas la faire 2 fois (lâerreur).
Alors si ça ne te dĂ©range pas trop, je voudrais absolument TOUTES mes affaires. Sauf, les lettres que Fatima, me redonnera. Tu te demandes pourquoi, car jâai envie de tout relire et peut-ĂȘtre de tout jeter pour oublier notre amitiĂ©. Câest stupide que ça se termine comme ça mais câest peut- mieux ; Alors, rends-moi mes affaires, que je ne te les demande pas toujours. Merci dâavance de ta comprĂ©hension."
Pauline a ajouté, de bas en haut dans la marge gauche :
" Je te rembourserais la ceinture et le parfum avec les sous de mon anniversaire. Câest le dix juin. Mais il faut que tu me donnes les prix, je vais pas les inventer. Je suis pas une voleuse, et je tiendrais ma parole, Ă moins que tu les veuilles un conseil : change de caractĂšre car câest toi qui perd toutes tes amies ; Tu as dis que jâavais un caractĂšre Ă©pouvantable mais certains mâont dit que le tien est pareil ou pir."
La « lettre » terminée, elle joint à sa copie double une simple feuille quadrillée portant en gros caractÚres :
"puisque câest fini entre nous. Mieux vaut tout se rendre.
ça sert Ă rien dâavoir des souvenirs entre nous.
Moi, jâen veux pas, alors rends moi mes affaires.
Et pourquoi, tâas mĂšre ne veut pas ?
En quoi ça la concerne.
Câest pas mĂ©chant mais je veux savoir.
Je veux ABSOLUMENT TOUT
Un point câest tout.
Mes chaussons en savon, la peluche etcâŠ
les lettres, cartes postales.
Je rembourserais le parfum et la ceinture.
Je veux ma carte postal autrement reviend plus Ă lâĂ©cole.
Quand on se disputer avec Suzanne, tâĂ©tais dâaccord pour
quâelle nous rende nos affaires pourquoi tu veux pas ?
Quâest-ce quâelle va dire ta mĂšre ?
Si câest toi qui me les donnais et moi pas ? Tu rĂ©agirais mal ?
Je veux tout, car jâai gardĂ©, sert Ă rien. A part des souvenirs
et câest inutile.
Je veux savoir pourquoi ta mĂšre veut pas.
Dâailleurs pourquoi tu le dis Ă ta mĂšre. Mon pĂšre, ici, le
sait mĂȘme pas, il est pas au courant.
RamĂšne-moi mes affaires.
MERCI"
Le principal reste perplexe devant cette correspondance inattendue. Il tend les feuillets Ă Yolande, leur destinataire dĂ©signĂ©e. Mais, contrairement au vĆu de Pauline, elle ne rĂ©pond pas. Elle fait lire la lettre Ă sa mĂšre qui prend la plume Ă sa place sur une feuille de classeur :
"Pauline,
Tu mâexcuseras Pauline, tu dis Ă Yolande sur ta charmante lettre que je ne suis pas concernĂ©e. Je te demande pardon, jâenvoie Yolande Ă lâĂ©cole pour quâelle travaille et quand elle me ramĂšne un Bultin pourri parce quâelle est perturbĂ©e par vos Histoires Ă nâen plus finir, je suis directement concernĂ©e quoi que tâen penses. Quand Ă vos cadeaux respectifs, il nâest pas question que vous vous les rendiez. Ta thĂ©orie est idiote car quand vous verrez vos cadeaux que vous vous ĂȘtes rendus les souvenirs seront toujours lĂ ce sont les objets qui changeront. Cette façon dâagir est digne de la vision des choses dâune gammine de cinq ans, pas de quatorze : quel age Ă -tu donc ? Pour que tu ennuis Yolande Ă ce point, que tu nâest pas le courage de venir en personne chez nous et envoyĂ© un Ă©missaire faut-il vraiement que tu te sentes pas bien dans ta tĂȘte. Jamais Yolande, ni nous-mĂȘme regrettons les cadeaux que lâon es pu te faire, on les a fait Ă lâĂ©poque avec plaisir ; faut avoir une dr^le de mentalitĂ© pour les regretter par la suite. Que ca te serve de leçon elle ne pourra que tâĂȘtre profitable Ă lâavenir tu rĂ©flĂ©chiras avant dâagir oĂč sâest Ă dĂ©sespĂ©rer. Je tiens tout particuliĂšrement Ă te dire quelque chose je nâaimes pas, mais alors pas du tout les menaces, quâesce que ça veut dire jâaimerais bien voir ça que Yolande nâest pas intĂ©rĂȘt Ă venir dĂ©sormais Ă lâĂ©cole, domage que papa Fernandez ne soit pas au courant mais il pourrait bien lâĂȘtre plus rapidement que tu le penses, ce que tu appelles aujourdâhui tes amis pourrais bien ĂȘtre impliquĂ©es parce que lĂ vous avec pousser le Bouchon un peu loin. Je gardes cette lettre de Menace afin de servir de droit sâil y a lieu ; je suis dĂ©solĂ©e de Metre les pieds dans le plat mais il nây aurrat pas dâautre Bataille RangĂ©e qui se termine aux couteaux comme il y a quelques mois seulement au collĂšge. Si tu ne veux plus garder de Souvenir de Yolande câest ton droit le plus strict respecte tes opinions et ta façon de penser jette les ou Brule les ou donne les a qui tu veux (Fatima par exemple ça câest une bonne copine tu ne sera jamais trahi croix de Fer croix de Bois, tu connais) sauf Ă nous mais est au moins la politesse de respecter nos idĂ©es. On tâen demande pas plus ; fiche nous nous la paix. On ne pas ĂȘtre plus clair.
Mme Wesssler."
Yolande est chargée de transmettre à Pauline la lettre de sa mÚre. Au passage, elle utilise à son tour les marges pour y glisser sa propre réponse :
" Ah oui. Pour cette histoire de Poux. Câest vrai que jâen ai eu mais moi au moins jâai tout fait pour quâil nây en ait plus. Et maintenant je nâen ai plus. Que tu me crois ou non câest pareil. Fait attention si tu crois que jâai des poux encore. Jâaurais pu en passer Ă Fatima ou Suzanne. Enfin si tu veux te protĂ©ger des poux tu as rĂątĂ© un Ă©pisode. Si tu me crois pas reste dans ta bĂȘtise. Et lĂ je peux rien faire pour toi. Je suis pas psychiatre.
Alors les conneries garde-les pour toi. Des poux tâen auras aussi câest sĂ»r. Et les Filles qui resteront avec toi là ça sera des amies. Pas celles que tu crois.
Et maintenant je veux plus entendre parler de toi. Tu pourras toujours mâinsulter, ça rentre par une oreille et ça sort par lâautre.
Sans oublier la Naine, la pĂ©tasse, pouffiasse, salope, conasse, et je sais plus quoi dâautre. Mais ça je mâen fous mais avant de prononcer ces mots, cherche dans le dico leur sens.
La futur pute te fait dire que tu dis que je rĂ©pĂšte tout Ă ma mĂšre mais moi jâai craquer 2 mois dispute. La futur pute fais dire aussi quâil y a pas si longtemps, tu Ă©tais Bien contente de me trouver pour aller en ville !!! SignĂ© : Futur Pute."
Ces quelques documents, citĂ©s intĂ©gralement en en respectant lâorthographe et la ponctuation, nous entraĂźnent dâemblĂ©e dans un univers Ă la fois trĂšs proche et trĂšs Ă©loignĂ© de "lâĂ©criture scolaire". Ă tout seigneur, tout honneur, le principal lui-mĂȘme a dĂ©clenchĂ© sans le vouloir un Ă©change Ă©pistolaire qui nous introduit dans un monde oĂč sâĂ©changent cadeaux et correspondances, un monde oĂč les mĂšres et les filles sâinterpellent de la maison Ă lâĂ©cole en usant des mĂȘmes feuilles quadrillĂ©es, un monde oĂč sâĂ©crivent sans doute les exercices scolaires mais aussi lâamour et la haine.
Jâaurais pu en choisir dâautres. LâĂ©pisode de la "bataille Ă coups de couteaux" Ă©voquĂ© par la mĂšre de Yolande nâest pas le seul moment de violence (dans ce cas masculine) quâa connu, comme bien dâautres, ce mĂȘme collĂšge. Une "bataille Ă coups de plumes", pourrait-on dire, y a aussi mobilisĂ© une autre forme dâagressivitĂ© (essentiellement fĂ©minine cette fois) sous la forme de menaces de mort et de lettres dâinsultes contre une fillette, Ă lâinstigation dâune condisciple qui deviendra sa meilleure amie⊠aprĂšs lâintervention des mĂšres informĂ©es par lâadministration.
Dans chaque cas, un conflit Ă©merge au sein de la classe, dont lâorigine, Ă premiĂšre vue, est "ailleurs" (dans les relations "privĂ©es" entre les Ă©lĂšves). Il nâintĂ©resse donc gĂ©nĂ©ralement ni les pĂ©dagogues ni les spĂ©cialistes de lâĂ©criture scolaire. Pour que cet intĂ©rĂȘt soit Ă©veillĂ©, il faut sans doute que soit esquissĂ©e une autre perspective. Et tout dâabord prĂȘter attention au contenu des Ă©crits citĂ©s plus haut. Dans un moment de rupture violente, ils rĂ©vĂšlent lâentrelacs des relations qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©e. Au sortir de lâenfance, deux fillettes ont Ă©changĂ© des preuves dâamitiĂ© et des cadeaux Ă lâoccasion de moments forts de leur vie personnelle. Et puis un changement survient, qui peut ĂȘtre de nature diverse : Ă lâoccasion dâun passage de classe, de lâentrĂ©e dans un groupe de "grandes", un seuil est franchi. Lâaspect de ce changement qui intĂ©resse notre propos relĂšve dâune pratique plus intense de lâĂ©criture. Entre "amies de cĆur", elles ont constituĂ©, chacune de son cĂŽtĂ©, ce qui est dĂ©sormais perçu comme le "trĂ©sor" de leur amitiĂ©. Jâemploie ces termes Ă dessein : je les ai entendus souvent de la bouche des collĂ©giennes.
Câest ce que rĂ©vĂšle a contrario la violente rupture entre Pauline et Yolande. ArrivĂ© au seuil dâune nouvelle Ă©tape, leur Ă©change amical achoppe sur un malentendu. Pour Pauline, une dispute entre amies est concevable mais ce qui ne lâest plus ("câest dĂ©goĂ»tant"), câest que les parents de Yolande puissent avoir accĂšs Ă leurs secrets. Logiquement, elle rĂ©clame ce qui reste pour cette derniĂšre un Ă©change de cadeaux, « inspirĂ© » et "contrĂŽlĂ©" par la famille. La mĂšre de Yolande interprĂšte "Ă l'envers" la nature du changement en accusant Pauline de se comporter comme une petite fille capricieuse.
Dans l'Ă©change, l'Ă©crit occupe dĂ©sormais une page privilĂ©giĂ©e et le "trĂ©sor" devient essentiellement trĂ©sor de papier. D'oĂč l'importance des lettres, qu'une Ă©missaire (Fatima) ira se faire remettre en mains propres. D'oĂč l'importance aussi de leur destruction comme rite d'oubli ("tu te demandes pourquoi, car j'ai envie de tout relire et peut-ĂȘtre de tout jeter pour oublier notre amitiĂ©").
Ce qui est en jeu dans cette Ă©criture des filles vient d'"ailleurs" certes mais d'un ailleurs en prise sur le temps scolaire. Ne serait-ce que parce qu'il traverse l'espace de la classe en marquant de son empreinte les pratiques quotidiennes. Pour le comprendre, au-delĂ de la guerre des mots des moments de crise â elle suscite une rhĂ©torique de l'insulte trĂšs prĂ©sente dans notre exemple mais je laisserai cet aspect des choses pour une Ă©tude Ă venir â il est nĂ©cessaire d'exposer briĂšvement l'ordinaire de cette "autre Ă©criture" en usage dans les classes.
Mots d'amies, mots d'amour
Le temps des "petits mots" commence avec la maĂźtrise la plus Ă©lĂ©mentaire de l'Ă©crit. Puis vient le temps des "cahiers". Agendas de textes timidement illustrĂ©s au collĂšge, cahiers personnels ou cahiers en circulation Ă l'intĂ©rieur d'un petit groupe de filles, inventĂ©e par l'une d'entre elles ou concertĂ©s Ă plusieurs; ainsi trouve-t-on en sixiĂšme des "cahiers de cinĂ©ma" oĂč sont conservĂ©s textes et photos dĂ©coupĂ©s dans des magazines de tĂ©lĂ©vision. L'Ă©criture se rĂ©duit ici le plus souvent au choix et Ă la mise en page des collages accompagnĂ©s de rares lĂ©gendes manuscrites.
Plus frĂ©quents et plus intĂ©ressants pour nous sont les "cahiers d'amitiĂ©". Celui qu'a rĂ©alisĂ© Cynthia, par exemple, tout au long de sa classe de quatriĂšme. De grand format, le recto de la couverture ne porte pas de signe distinctif : destinĂ© Ă circuler pendant les cours, il doit ĂȘtre banalisĂ© aux yeux des professeurs. Sur le verso intĂ©rieur, un carnet d'adresse est collĂ©. Les filles de la classe sont invitĂ©es Ă y inscrire leurs coordonnĂ©es. Sur la derniĂšre page du carnet, ces quelques vers :
Ton nom rĂ©sonne dans mon cĆur
et moi je suis en pleur
a chaque larme qui coule
je sens mon cĆur qui s'Ă©croule
de plus en plus loing dans un trou noir
ou il n'y a que des miroirs
qui reflĂšte ton visage
en ce moment je suis un nuage
remplit de heine et de rage
malheureusement pour moi tu ne m'aimes pas.
Je l'avais regardé
et il me plaisait
mon seul tort a été
de tout lui raconté
à cette trainée
Qui voulait me le piquer
elle a réussi cette pourri
en me le prennant
FABIEN Je t'aime
I love you You're my STAR
GrĂące Ă ce simple petit carnet noir et au cahier qui le suit, les Ă©lĂ©ments rĂ©currents de l'Ă©criture adolescente des annĂ©es collĂšges et des annĂ©es lycĂ©es sont en place : le cercle des amies, l'amour d'un garçon, l'amitiĂ© trahie et cette guerre des mots toujours prĂȘte Ă fourbir ses armes sous les mots d'amour. Chacune des dix premiĂšres pages du grand cahier est une fiche rĂ©servĂ©e Ă l'une des meilleures amies de Cynthia. AprĂšs le nom, le prĂ©nom, l'adresse; etc., viennent les rubriques : "ce que tu prĂ©fĂšres", "dĂ©testĂ©es", "ami(e)s", "ennemi(e)s", "matiĂšres prĂ©fĂ©rĂ©es", "dĂ©testĂ©es", "ton vĆu le plus cher", "ce que tu penses de moi". Ainsi se dessine le cercle des intimes et sont confirmĂ©es les amours soupçonnĂ©es. Leur vĆu le plus cher : d'une part obtenir le Brevet et avoir un mĂ©tier "si possible dans le tourisme", d'autre part le dĂ©sir de "rester avec X le plus longtemps possible, comme toi avec Fabien". Ces fiches signalĂ©tiques sont ostensiblement recouvertes des traces rouges des baisers donnĂ©s Ă mĂȘme le papier et de dĂ©clarations d'amour enflammĂ©es dont on ne sait jamais tout Ă fait si elles s'adressent Ă Cynthia ou au "copain" du moment.
à la suite des pages réservées aux affinités électives, le "cahier d'amitié" laisse la place à une sorte de "cahier d'amour" illustré de cartes postales "romantiques" (couchers de soleil) envoyées par des amies et de photos publicitaires découpées dans des magazines: pour l'essentiel des couples d'amoureux. Les paroles des chansons (ici : Roch Voisine, chanteur québécois en vogue) alternent avec les poÚmes autographes et les confidences laissées par des copines de classe :
"Je ne suis pas Victor Hugot
pour t'Ă©crire de petits mots
mais je suis moi-mĂȘme
pour te dire que je t'aime
Smaacks Big KissâŠ"
"Cynthia,
Moi aussi je suis déçue, doublement. On vient d'apprendre 2 nouvelles pas trÚs plaisantes! J'ai envie de sortir avec lui. Pourtant il n'est pas le style de mec à faire craquer, mais il a quelque chose qui m'attire. J'espÚre que bientÎt on sera ensemble : Toi et Fabien, Sylvain et moi! Wouah! Le pied! Gros bisous"
Changement de ton dans les derniers feuillets. Le "cahier d'amour" collectivement rédigé devient le "journal intime" de la seule Cynthia :
"T. le 14/12/⊠à 21h32mn
Ce soir, j'ai envie d'Ă©crire mais pas n'importe quoi. J'en ai mar. Je ne sais plus : heureuse ou malheureuse. C'est l'Ă©ternelle question que je me pose depuis quinze jours. On ne peut pas dire que je suis vraiment malheureuse car j'ai des ami(e)s super sympas avec qui je m'entends bien et qui je pense m'aiment bien, je rigole mais voilĂ je suis amoureuse de Fabien et je me rends compte qu'il reste au fond de moi un petit mĂȘme assez grand faible⊠(ici : une phrase soigneusement recouverte d'effaceur blanc)
Je prĂ©fĂšre Fabien mais je vois Eric tous les jours, il est tellement gentil, marrant et tout et tout. Plus je le connais plus je suis dĂ©goĂ»tĂ© qu'il m'est dit non. Certaines filles me disent bien d'espĂ©rer mais Ă mon avis je n'ai aucune chance et je n'en aurai jamais. Enfin on verra la suite!!! Maintenant je vais arrĂȘter et dormir, la nuit porte conseil bien que je n'ai pas besoin de conseil. Cynthia (paraphe)
T. le 15/12⊠à 14h23
Je continu d'Ă©crire, j'ai encore envie c'est pour reppeter encore et encore la mĂȘme chose et surtout la mĂȘme personne. A Eric vraiment je craque de plus en plus; Pour moi il n'a aucun dĂ©faut plus je le regarde et je l'Ă©coute plus il devient parfait Ă mes yeux. Pourtant je ne pense que ce soit le cas. Car personne n'est parfait mais l'amour est aveugle. Stop, j'arrĂȘte de dĂ©lirer. On est vendredi! Que je vais m'ennuyer⊠Ce week-end va ĂȘtre long, long, long⊠TrĂšs trĂšs long. Cynthia. (paraphe)"
Tous les feuillets Ă©taient jusqu'ici couverts de "FABIEN JE T'AIME". Juste aprĂšs les deux notations prĂ©cĂ©dentes : brusque retournement. Sur une demi-page, dans le mĂȘme grand format et les mĂȘmes couleurs que les dĂ©clarations d'amour Ă Fabien : "ERIC YO TE QUIERO"! Un nouvel amour commence et avec lui un nouveau cahier.
Nous avons lĂ , en raccourci et sur un seul et mĂȘme support, un aperçu des types d'Ă©crits et des modes d'Ă©criture "non-scolaires" des filles Ă l'Ă©cole. L'exploration ethnographique doit y ĂȘtre conduite dans des directions multiples et sans a priori, en posant comme postulat de dĂ©part que c'est en parcourant de proche en proche les rĂ©seaux de circulation de ces Ă©crits et en s'interrogeant au fur et Ă mesure des rencontres les actrices de cette prise de l'Ă©criture que l'on pourra dessiner une carte assez exacte des pratiques. DĂ©finir Ă l'avance l'intime comme ce qui s'Ă©crit dans le journal du mĂȘme nom, dont le modĂšle canonique est explicitement littĂ©raire ou considĂ©rer, Ă l'inverse, tout exercice de rĂ©daction sous un seul aspect utilitaire serait nous rendre aveugle Ă ce qui peut ĂȘtre central Ă un certain Ăąge et dans certaines circonstances.
Le meilleur exemple de cela nous est fourni par les usages multiples du cahier de texte. Quoi de plus banal, quoi de plus scolaire a priori que cet objet depuis toujours marquĂ© au sceau du "devoir". Quoi de plus spectaculaire en rĂ©alitĂ© pour qui veut bien prĂȘter un moment attention. Les cahiers des filles, une fois encore, sont tout particuliĂšrement chatoyants. Enluminures au stylo-feutre, collages, dessins, en font de vĂ©ritables albums multicolores. Car l'exercice, aujourd'hui universellement rĂ©pandu, consiste Ă transformer chaque semaine en objet personnalisĂ© les pages pĂ©rimĂ©es de la semaine prĂ©cĂ©dente en recouvrant entiĂšrement les notations scolaires qui y Ă©taient portĂ©es. Aphorismes, confidences, poĂšmes d'amour, paroles de chansons les font tous ressembler au "cahier d'amitiĂ©" Ă©voquĂ© plus haut, dont ils empruntent le rĂ©seau de circulation : d'abord le cercle Ă©troit de celles qui ont le droit â parfois le devoir â de lire et d'Ă©crire sur l'agenda, puis le groupe des "autres" qui comprend virtuellement l'ensemble des condisciples de mĂȘme sexe.
La pratique devenant systĂ©matique, Ă premiĂšre vue tous les cahiers se ressemblent. Une personnalisation qui emprunte les mĂȘmes rĂ©fĂ©rences aux mĂȘmes films, aux mĂȘmes magazines et qui s'adresse aux mĂȘmes chanteurs, aux mĂȘmes acteurs, ne peut que dĂ©finir un horizon commun. Outre que le phĂ©nomĂšne est intĂ©ressant en soi et mĂ©riterait que l'on explore plus avant le contenu des textes et des images, il s'agit pour chacune de se construire, en puisant dans la palette partagĂ©e par toutes, un univers graphique qui la dĂ©finit. Il peut se rĂ©duire Ă une couleur et Ă un signe, une "signature" en somme, reconnaissable par les autres membres du rĂ©seau et dĂ©terminante quant au style des Ă©crits "intimes" qui Ă©mailleront les pages du cahier.
La classe (le groupe d'Ă©lĂšves qui vit ensemble la mĂȘme annĂ©e scolaire et l'endroit oĂč cette pĂ©riode est vĂ©cue) est donc le lieu d'une Ă©criture qu'il devient dĂ©sormais difficile de dĂ©finir comme non-scolaire. Elle peut se loger dans les creux comme occuper momentanĂ©ment toute la place. En effet, si les cahiers de textes deviennent de plus en plus "personnels", c'est toujours aux yeux des autres, "Ă l'Ă©cole", qu'ils acquiĂšrent leur pleine valeur.
Il n'en va certes pas de mĂȘme pour tous les types d'Ă©criture adolescente. La conquĂȘte d'une identitĂ© va de pair avec la construction d'une intimitĂ© chez les jeunes filles. Dans l'univers scolarisĂ© qui est forcĂ©ment le leur â qu'elles soient de bonnes ou de mauvaises Ă©lĂšves et dans notre enquĂȘte les "mauvaises" Ă©lĂšves pratiquent plutĂŽt cette "autre Ă©criture" que les "bonnes" â cette conquĂȘte et cette construction passent pour la grande majoritĂ© d'entre elles par la pratique d'une Ă©criture de soi.
On connaissait l'importance du journal intime chez les jeunes. Des enquĂȘtes rĂ©centes ont montrĂ© qu'il s'agit d'une activitĂ© essentiellement fĂ©minine et qu'elle n'est pas rĂ©servĂ©e aux seuls milieux cultivĂ©s mĂȘme si depuis bien longtemps une certaine Ă©ducation bourgeoise inclut le journal dans la panoplie des objets culturels nobles : l'Ă©crivain BenoĂźte Groult rappelait rĂ©cemment que sa mĂšre souhaitait le bonsoir Ă ses filles en leur enjoignant de faire la priĂšre et de rĂ©diger leur journal⊠Il me semble cependant que, dans le domaine qui nous occupe ici, il nous faut apprĂ©hender l'exercice le plus intime de l'Ă©criture personnelle dans la continuitĂ© des pratiques que nous mises Ă jour prĂ©cĂ©demment. Il relĂšve d'une mĂȘme observation ethnographique.
Celle-ci nous a conduit, plutĂŽt qu'Ă explorer un genre diffĂ©rent dans l'Ă©criture des filles scolarisĂ©es, Ă dĂ©placer notre enquĂȘte en direction de situations plus intimes dans la pratique de l'Ă©crit. C'est ainsi que la chambre de la jeune fille est apparue, hors de l'Ă©cole, comme le lieu privilĂ©giĂ© de l'expĂ©rience de cette Ă©criture intime. L'observation a montrĂ© comment cet espace privĂ©, domestique, Ă©tait une vĂ©ritable chambre d'Ă©cho oĂč l'on retrouvait tous les Ă©lĂ©ments constitutifs de l'univers graphique prĂ©sent dans les supports Ă©voquĂ©s jusqu'ici. Des collections de revues pour adolescentes attendent d'ĂȘtre dĂ©coupĂ©es, des billets d'entrĂ©e pour les concerts de groupes Ă la mode ornent les murs avant de rejoindre les cahiers. Plus significatives encore sont les conditions de l'Ă©criture : un disque glissĂ© dans le lecteur fournit l'ambiance musicale adaptĂ©e Ă l'Ă©tat d'esprit du moment ou bien le thĂšme de la rĂ©daction, des feutres rĂ©servĂ©s Ă cet usage offrent leur palette de couleurs Ă l'expression des diffĂ©rents sentiments. Le moment "intime" de l'Ă©criture apparaĂźt fortement ritualisĂ©. Les sons, les couleurs et les mots se rĂ©pondent quand, en un temps prĂ©cis et en un lieu clos, la jeune fille se met en situation de "faire le cahier", "faire l'agenda", "faire le cahier de poĂ©sie", etc., suivant les dĂ©nominations diverses que chacune donne au(x) support(s) habituels(s) de son Ă©criture.
Quelques adolescentes vivent plus intensément ce que toutes éprouvent à des degrés divers. Pour elles, il s'agit véritablement d'une épreuve conduite et vécue comme telle. Les techniques sont multiples, de l'écriture automatique à l'usage de substances parmi lesquelles l'éther des feutres est un moindre mal. Pour toutes, il s'agit d'un "vertige de tous les sens", vertige des significations mais aussi vertige des sensations.
Cette Ă©criture peut rester secrĂšte et, bien que nous soyons loin de l'image de la jeune fille rĂ©digeant un journal intime le soir dans son lit, les Ă©crits peuvent s'accumuler dans un lieu dissimulĂ© au regard des adultes. Mais bien souvent elle a un â ou plutĂŽt une â destinataire qui nous ramĂšne du cĂŽtĂ© de l'Ă©cole. En dĂ©but d'annĂ©e, deux Ă©lĂšves se choisissent en effet comme correspondantes et dĂ©cident de "se faire un cahier". Celles que j'ai appelĂ©es des amies de plume Ă©changent alors le rĂ©cit de leurs amours de papier. Cela peut durer des mois, voire des annĂ©es et les cahiers s'accumulent, non plus sous clĂ© au domicile de la rĂ©dactrice mais chez la destinataire qui les reçoit au fur et Ă mesure de leur rĂ©daction comment de cadeaux Ă rendre sous la forme d'autres cahiers qu'elle Ă©crit de son cĂŽtĂ© pour son amie. Journaux intimes, cahiers de correspondance, albums illustrĂ©s, ils sont tout cela Ă la fois et leur thĂšme ne varie pas : la recherche de soi Ă travers les confidences adressĂ©es Ă l'autre et la recherche de l'amour parfait Ă travers le rĂ©cit d'un carrousel d'aventures qui le plus souvent n'existent que dans et par le cahier.
Au terme de ce rapide tour d'horizon, nous voici revenus Ă notre point de dĂ©part : deux amies de cĆur dans une mĂȘme classe Ă©changent rĂ©guliĂšrement des cadeaux. Sauf qu'ici il s'agit exclusivement d'Ă©criture : nos jeunes filles sont plus "grandes" (gĂ©nĂ©ralement entre la seconde et la terminale); elles ont franchi le seuil invisible qui a provoquĂ© le malentendu Ă l'origine de la violente dissension entre Pauline et Yolande.
Conduire une ethnographie de la vie scolaire ne doit pas rĂ©pondre au seul impĂ©ratif d'observation participante d'un milieu trĂšs restreint comme la classe mais aussi Ă celui, plus essentiel et plus difficile, de donner un contenu ethnologique Ă cette observation. En prenant l'Ă©criture comme objet central de l'analyse, nous avons pu apercevoir combien les pratiques auxquelles son usage donne lieu entretiennent un lien Ă©troit avec la construction d'une identitĂ© sociale et sexuelle, avec quelques-uns des passages qui marquent le dĂ©roulement d'une vie. Apercevoir seulement, car cette brĂšve incursion dans le "temps des cahiers" nous a ouvert des perspectives qu'une enquĂȘte en cours s'efforce d'explorer.
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