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Dominique Blanc - RITES SCOLAIRES - ETHNOGRAPHIE DE L'ECRITURE 
__________________________________


LE TEMPS DES CAHIERS
L'Ă©criture "non-scolaire" des filles Ă  l'Ă©cole

par Dominique BLANC


École des Hautes Études en Sciences Sociales
LISST - Centre d'Anthropologie Sociale - Toulouse


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[ Une version de ce texte est parue dans l'ouvrage collectif sous la direction de Christine Barré-de Miniac Vers une didactique de l'écriture. Pour une approche pluridisciplinaire, Editions de l'INRP, Paris, 1996. L'ouvrage est aujourd'hui épuisé. [lien]

Cet ouvrage collectif tente de livrer les fils des apports des diffĂ©rentes sciences sociales abordant la question de l'Ă©criture: histoire et anthropologie, psychologie, linguistique et didactique. Comment l'Ă©criture est-elle prise en considĂ©ration et interrogĂ©e par chacune des disciplines concernĂ©es ? Établir plus systĂ©matiquement les conditions et les enjeux de convergence autour d'une interrogation sur le rĂŽle de l'Ă©cole en matiĂšre d'acquisition des images de l'Ă©criture, tel Ă©tait le but de cet ouvrage collectif. Il repose sur la conjecture que de ces convergences peut Ă©merger la matiĂšre premiĂšre d'une vĂ©ritable didactique de l'Ă©criture. Les auteurs reprĂ©sentent les principaux laboratoires universitaires français, ainsi que ceux du CNRS et de l'EHESS qui centrent actuellement leurs investigations autour de la question de l'Ă©criture et des pratiques scripturales.

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La guerre des mots

Dans un collĂšge de banlieue d’une grande ville du sud-ouest de la France, la vie d’une classe de cinquiĂšme est perturbĂ©e par les disputes incessantes de deux fillettes de treize et quatorze ans. Amies insĂ©parables pendant trois annĂ©es consĂ©cutives, elles ont soudainement basculĂ© dans l’affrontement permanent. ExcĂ©dĂ© le directeur de l’établissement dĂ©cide de les consigner dans une classe pendant une heure et il exige d’elles qu’elles inscrivent noir sur blanc le motif rĂ©el de leur violente dissension. SommĂ©es d’écrire sous le regard du reprĂ©sentant de l’institution, Pauline et Yolande, baptisons-les ainsi, dĂ©tournent l’injonction, chacune Ă  sa façon. Yolande rend « copie blanche » et Pauline Ă©crit Ă  Yolande la lettre suivante :


"Yolande, au faite, je voulais te dire, c’est pas parce qu’on se parle pas que tu dois raconter n’importe quoi Ă  mon sujet. Je ne dis rien sur toi, alors pourquoi toi ? Surtout du genre : je te forçais Ă  me suivre, et si tu voulais pas je t’écoutais plus, que je suis une clocharde car je garde une cloche en chocolat depuis un an. (alors que je m’en fou, c’est que je n’y est jamais fait gaffe, c’est pour cela, pas parce qu’elle est belle, comme tu dis, car elle est ordinaire). Et aussi tes parents m’ont insultĂ©s, ont dit des grossiĂšretĂ©s ou, non, des mĂ©chancetĂ©s. Je leur ai rien fait, alors
 Et puis que tu dĂ©testes, mon pĂšre, que tu t’ennuyais chez moi, ça ce sont des choses qui m’ont blessĂ©es lorsque je les ai entendues. Qu’il te tardait de partir Ă  6h00. On s’est disputĂ©s, mais je ne nie rien de notre amitiĂ© sauf qu’il y avait des disputes, mais 2 vĂ©ritables amies, se disputent toujours. Comme, il paraĂźt que tu as fait lire toutes mes lettres Ă  tes parents, c’est dĂ©goĂ»tant, une chose que je ne ferais jamais. Tu vas certainement leur montrĂ© celle-ci, il n’y a rien de mĂ©chant dessus, et ils n’auront rien Ă  me reprocher. J’ai jamais reprochĂ© quelque chose, Ă  tes parents, au contraire, ils ont Ă©tĂ© trĂšs agrĂ©ables envers moi, mais lĂ , j’ai sautĂ© une page, je ne comprends pas pourquoi ils m’insultent. Tu m’as dit devant le portail que tu me donnerais tout, ça ne sert Ă  rien de garder mes affaires et moi, les tiennes, vu que c’est finie. Ce serais une simple dispute. Mais 3 mois Âœ, heu

Pourquoi veux-tu les garder ?
*réponds-moi par écrit !!
Aussi, tes parents ont dit entre autre, que je serais seule, mais je crois que c’est le contraire, sauf Yan Lam, mais qui est aussi mon amie, RĂ©gine et LĂ©a. 3 amies, c’est pas le pĂ©rou !!! Dans la classe, franchement ? moi, plusieurs, tu vois, tes parents se trompent sur plusieurs points. J’ai certainement Ă©tait dĂ©sagrĂ©able envers toi, pour les rĂ©flexions mais c’était pour ton bien. Mais tu es tĂȘtue et rĂ©pĂšte ça Ă  tout le monde. Comme ça tu Ă©vitais de faire 2 fois les mĂȘmes erreurs. Moi, on me fais une remarque, j’essairais de ne pas la faire 2 fois (l’erreur).
Alors si ça ne te dĂ©range pas trop, je voudrais absolument TOUTES mes affaires. Sauf, les lettres que Fatima, me redonnera. Tu te demandes pourquoi, car j’ai envie de tout relire et peut-ĂȘtre de tout jeter pour oublier notre amitiĂ©. C’est stupide que ça se termine comme ça mais c’est peut- mieux ; Alors, rends-moi mes affaires, que je ne te les demande pas toujours. Merci d’avance de ta comprĂ©hension."


Pauline a ajouté, de bas en haut dans la marge gauche :

" Je te rembourserais la ceinture et le parfum avec les sous de mon anniversaire. C’est le dix juin. Mais il faut que tu me donnes les prix, je vais pas les inventer. Je suis pas une voleuse, et je tiendrais ma parole, Ă  moins que tu les veuilles un conseil : change de caractĂšre car c’est toi qui perd toutes tes amies ; Tu as dis que j’avais un caractĂšre Ă©pouvantable mais certains m’ont dit que le tien est pareil ou pir."

La « lettre » terminée, elle joint à sa copie double une simple feuille quadrillée portant en gros caractÚres :


"puisque c’est fini entre nous. Mieux vaut tout se rendre.
ça sert à rien d’avoir des souvenirs entre nous.
Moi, j’en veux pas, alors rends moi mes affaires.
Et pourquoi, t’as mùre ne veut pas ?
En quoi ça la concerne.
C’est pas mĂ©chant mais je veux savoir.
Je veux ABSOLUMENT TOUT
Un point c’est tout.
Mes chaussons en savon, la peluche etc

les lettres, cartes postales.
Je rembourserais le parfum et la ceinture.
Je veux ma carte postal autrement reviend plus Ă  l’école.
Quand on se disputer avec Suzanne, t’étais d’accord pour
qu’elle nous rende nos affaires pourquoi tu veux pas ?
Qu’est-ce qu’elle va dire ta mùre ?
Si c’est toi qui me les donnais et moi pas ? Tu rĂ©agirais mal ?
Je veux tout, car j’ai gardĂ©, sert Ă  rien. A part des souvenirs
et c’est inutile.
Je veux savoir pourquoi ta mĂšre veut pas.
D’ailleurs pourquoi tu le dis à ta mùre. Mon pùre, ici, le
sait mĂȘme pas, il est pas au courant.
RamĂšne-moi mes affaires.
MERCI"


Le principal reste perplexe devant cette correspondance inattendue. Il tend les feuillets Ă  Yolande, leur destinataire dĂ©signĂ©e. Mais, contrairement au vƓu de Pauline, elle ne rĂ©pond pas. Elle fait lire la lettre Ă  sa mĂšre qui prend la plume Ă  sa place sur une feuille de classeur :


"Pauline,
Tu m’excuseras Pauline, tu dis Ă  Yolande sur ta charmante lettre que je ne suis pas concernĂ©e. Je te demande pardon, j’envoie Yolande Ă  l’école pour qu’elle travaille et quand elle me ramĂšne un Bultin pourri parce qu’elle est perturbĂ©e par vos Histoires Ă  n’en plus finir, je suis directement concernĂ©e quoi que t’en penses. Quand Ă  vos cadeaux respectifs, il n’est pas question que vous vous les rendiez. Ta thĂ©orie est idiote car quand vous verrez vos cadeaux que vous vous ĂȘtes rendus les souvenirs seront toujours lĂ  ce sont les objets qui changeront. Cette façon d’agir est digne de la vision des choses d’une gammine de cinq ans, pas de quatorze : quel age Ă -tu donc ? Pour que tu ennuis Yolande Ă  ce point, que tu n’est pas le courage de venir en personne chez nous et envoyĂ© un Ă©missaire faut-il vraiement que tu te sentes pas bien dans ta tĂȘte. Jamais Yolande, ni nous-mĂȘme regrettons les cadeaux que l’on es pu te faire, on les a fait Ă  l’époque avec plaisir ; faut avoir une dr^le de mentalitĂ© pour les regretter par la suite. Que ca te serve de leçon elle ne pourra que t’ĂȘtre profitable Ă  l’avenir tu rĂ©flĂ©chiras avant d’agir oĂč s’est Ă  dĂ©sespĂ©rer. Je tiens tout particuliĂšrement Ă  te dire quelque chose je n’aimes pas, mais alors pas du tout les menaces, qu’esce que ça veut dire j’aimerais bien voir ça que Yolande n’est pas intĂ©rĂȘt Ă  venir dĂ©sormais Ă  l’école, domage que papa Fernandez ne soit pas au courant mais il pourrait bien l’ĂȘtre plus rapidement que tu le penses, ce que tu appelles aujourd’hui tes amis pourrais bien ĂȘtre impliquĂ©es parce que lĂ  vous avec pousser le Bouchon un peu loin. Je gardes cette lettre de Menace afin de servir de droit s’il y a lieu ; je suis dĂ©solĂ©e de Metre les pieds dans le plat mais il n’y aurrat pas d’autre Bataille RangĂ©e qui se termine aux couteaux comme il y a quelques mois seulement au collĂšge. Si tu ne veux plus garder de Souvenir de Yolande c’est ton droit le plus strict respecte tes opinions et ta façon de penser jette les ou Brule les ou donne les a qui tu veux (Fatima par exemple ça c’est une bonne copine tu ne sera jamais trahi croix de Fer croix de Bois, tu connais) sauf Ă  nous mais est au moins la politesse de respecter nos idĂ©es. On t’en demande pas plus ; fiche nous nous la paix. On ne pas ĂȘtre plus clair.
Mme Wesssler."


Yolande est chargée de transmettre à Pauline la lettre de sa mÚre. Au passage, elle utilise à son tour les marges pour y glisser sa propre réponse :


" Ah oui. Pour cette histoire de Poux. C’est vrai que j’en ai eu mais moi au moins j’ai tout fait pour qu’il n’y en ait plus. Et maintenant je n’en ai plus. Que tu me crois ou non c’est pareil. Fait attention si tu crois que j’ai des poux encore. J’aurais pu en passer Ă  Fatima ou Suzanne. Enfin si tu veux te protĂ©ger des poux tu as rĂątĂ© un Ă©pisode. Si tu me crois pas reste dans ta bĂȘtise. Et lĂ  je peux rien faire pour toi. Je suis pas psychiatre.
Alors les conneries garde-les pour toi. Des poux t’en auras aussi c’est sĂ»r. Et les Filles qui resteront avec toi lĂ  ça sera des amies. Pas celles que tu crois.
Et maintenant je veux plus entendre parler de toi. Tu pourras toujours m’insulter, ça rentre par une oreille et ça sort par l’autre.
Sans oublier la Naine, la pĂ©tasse, pouffiasse, salope, conasse, et je sais plus quoi d’autre. Mais ça je m’en fous mais avant de prononcer ces mots, cherche dans le dico leur sens.
La futur pute te fait dire que tu dis que je rĂ©pĂšte tout Ă  ma mĂšre mais moi j’ai craquer 2 mois dispute. La futur pute fais dire aussi qu’il y a pas si longtemps, tu Ă©tais Bien contente de me trouver pour aller en ville !!! SignĂ© : Futur Pute."


Ces quelques documents, citĂ©s intĂ©gralement en en respectant l’orthographe et la ponctuation, nous entraĂźnent d’emblĂ©e dans un univers Ă  la fois trĂšs proche et trĂšs Ă©loignĂ© de "l’écriture scolaire". Á tout seigneur, tout honneur, le principal lui-mĂȘme a dĂ©clenchĂ© sans le vouloir un Ă©change Ă©pistolaire qui nous introduit dans un monde oĂč s’échangent cadeaux et correspondances, un monde oĂč les mĂšres et les filles s’interpellent de la maison Ă  l’école en usant des mĂȘmes feuilles quadrillĂ©es, un monde oĂč s’écrivent sans doute les exercices scolaires mais aussi l’amour et la haine.

J’aurais pu en choisir d’autres. L’épisode de la "bataille Ă  coups de couteaux" Ă©voquĂ© par la mĂšre de Yolande n’est pas le seul moment de violence (dans ce cas masculine) qu’a connu, comme bien d’autres, ce mĂȘme collĂšge. Une "bataille Ă  coups de plumes", pourrait-on dire, y a aussi mobilisĂ© une autre forme d’agressivitĂ© (essentiellement fĂ©minine cette fois) sous la forme de menaces de mort et de lettres d’insultes contre une fillette, Ă  l’instigation d’une condisciple qui deviendra sa meilleure amie
 aprĂšs l’intervention des mĂšres informĂ©es par l’administration.

Dans chaque cas, un conflit Ă©merge au sein de la classe, dont l’origine, Ă  premiĂšre vue, est "ailleurs" (dans les relations "privĂ©es" entre les Ă©lĂšves). Il n’intĂ©resse donc gĂ©nĂ©ralement ni les pĂ©dagogues ni les spĂ©cialistes de l’écriture scolaire. Pour que cet intĂ©rĂȘt soit Ă©veillĂ©, il faut sans doute que soit esquissĂ©e une autre perspective. Et tout d’abord prĂȘter attention au contenu des Ă©crits citĂ©s plus haut. Dans un moment de rupture violente, ils rĂ©vĂšlent l’entrelacs des relations qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©e. Au sortir de l’enfance, deux fillettes ont Ă©changĂ© des preuves d’amitiĂ© et des cadeaux Ă  l’occasion de moments forts de leur vie personnelle. Et puis un changement survient, qui peut ĂȘtre de nature diverse : Ă  l’occasion d’un passage de classe, de l’entrĂ©e dans un groupe de "grandes", un seuil est franchi. L’aspect de ce changement qui intĂ©resse notre propos relĂšve d’une pratique plus intense de l’écriture. Entre "amies de cƓur", elles ont constituĂ©, chacune de son cĂŽtĂ©, ce qui est dĂ©sormais perçu comme le "trĂ©sor" de leur amitiĂ©. J’emploie ces termes Ă  dessein : je les ai entendus souvent de la bouche des collĂ©giennes.

C’est ce que rĂ©vĂšle a contrario la violente rupture entre Pauline et Yolande. ArrivĂ© au seuil d’une nouvelle Ă©tape, leur Ă©change amical achoppe sur un malentendu. Pour Pauline, une dispute entre amies est concevable mais ce qui ne l’est plus ("c’est dĂ©goĂ»tant"), c’est que les parents de Yolande puissent avoir accĂšs Ă  leurs secrets. Logiquement, elle rĂ©clame ce qui reste pour cette derniĂšre un Ă©change de cadeaux, « inspirĂ© » et "contrĂŽlĂ©" par la famille. La mĂšre de Yolande interprĂšte "Ă  l'envers" la nature du changement en accusant Pauline de se comporter comme une petite fille capricieuse.

Dans l'Ă©change, l'Ă©crit occupe dĂ©sormais une page privilĂ©giĂ©e et le "trĂ©sor" devient essentiellement trĂ©sor de papier. D'oĂč l'importance des lettres, qu'une Ă©missaire (Fatima) ira se faire remettre en mains propres. D'oĂč l'importance aussi de leur destruction comme rite d'oubli ("tu te demandes pourquoi, car j'ai envie de tout relire et peut-ĂȘtre de tout jeter pour oublier notre amitiĂ©").

Ce qui est en jeu dans cette Ă©criture des filles vient d'"ailleurs" certes mais d'un ailleurs en prise sur le temps scolaire. Ne serait-ce que parce qu'il traverse l'espace de la classe en marquant de son empreinte les pratiques quotidiennes. Pour le comprendre, au-delĂ  de la guerre des mots des moments de crise – elle suscite une rhĂ©torique de l'insulte trĂšs prĂ©sente dans notre exemple mais je laisserai cet aspect des choses pour une Ă©tude Ă  venir – il est nĂ©cessaire d'exposer briĂšvement l'ordinaire de cette "autre Ă©criture" en usage dans les classes.

Mots d'amies, mots d'amour

Le temps des "petits mots" commence avec la maĂźtrise la plus Ă©lĂ©mentaire de l'Ă©crit. Puis vient le temps des "cahiers". Agendas de textes timidement illustrĂ©s au collĂšge, cahiers personnels ou cahiers en circulation Ă  l'intĂ©rieur d'un petit groupe de filles, inventĂ©e par l'une d'entre elles ou concertĂ©s Ă  plusieurs; ainsi trouve-t-on en sixiĂšme des "cahiers de cinĂ©ma" oĂč sont conservĂ©s textes et photos dĂ©coupĂ©s dans des magazines de tĂ©lĂ©vision. L'Ă©criture se rĂ©duit ici le plus souvent au choix et Ă  la mise en page des collages accompagnĂ©s de rares lĂ©gendes manuscrites.

Plus frĂ©quents et plus intĂ©ressants pour nous sont les "cahiers d'amitiĂ©". Celui qu'a rĂ©alisĂ© Cynthia, par exemple, tout au long de sa classe de quatriĂšme. De grand format, le recto de la couverture ne porte pas de signe distinctif : destinĂ© Ă  circuler pendant les cours, il doit ĂȘtre banalisĂ© aux yeux des professeurs. Sur le verso intĂ©rieur, un carnet d'adresse est collĂ©. Les filles de la classe sont invitĂ©es Ă  y inscrire leurs coordonnĂ©es. Sur la derniĂšre page du carnet, ces quelques vers :


Ton nom rĂ©sonne dans mon cƓur
et moi je suis en pleur
a chaque larme qui coule
je sens mon cƓur qui s'Ă©croule
de plus en plus loing dans un trou noir
ou il n'y a que des miroirs
qui reflĂšte ton visage
en ce moment je suis un nuage
remplit de heine et de rage
malheureusement pour moi tu ne m'aimes pas.
Je l'avais regardé
et il me plaisait
mon seul tort a été
de tout lui raconté
à cette trainée
Qui voulait me le piquer
elle a réussi cette pourri
en me le prennant
FABIEN Je t'aime
I love you You're my STAR


GrĂące Ă  ce simple petit carnet noir et au cahier qui le suit, les Ă©lĂ©ments rĂ©currents de l'Ă©criture adolescente des annĂ©es collĂšges et des annĂ©es lycĂ©es sont en place : le cercle des amies, l'amour d'un garçon, l'amitiĂ© trahie et cette guerre des mots toujours prĂȘte Ă  fourbir ses armes sous les mots d'amour. Chacune des dix premiĂšres pages du grand cahier est une fiche rĂ©servĂ©e Ă  l'une des meilleures amies de Cynthia. AprĂšs le nom, le prĂ©nom, l'adresse; etc., viennent les rubriques : "ce que tu prĂ©fĂšres", "dĂ©testĂ©es", "ami(e)s", "ennemi(e)s", "matiĂšres prĂ©fĂ©rĂ©es", "dĂ©testĂ©es", "ton vƓu le plus cher", "ce que tu penses de moi". Ainsi se dessine le cercle des intimes et sont confirmĂ©es les amours soupçonnĂ©es. Leur vƓu le plus cher : d'une part obtenir le Brevet et avoir un mĂ©tier "si possible dans le tourisme", d'autre part le dĂ©sir de "rester avec X le plus longtemps possible, comme toi avec Fabien". Ces fiches signalĂ©tiques sont ostensiblement recouvertes des traces rouges des baisers donnĂ©s Ă  mĂȘme le papier et de dĂ©clarations d'amour enflammĂ©es dont on ne sait jamais tout Ă  fait si elles s'adressent Ă  Cynthia ou au "copain" du moment.

Á la suite des pages réservées aux affinités électives, le "cahier d'amitié" laisse la place à une sorte de "cahier d'amour" illustré de cartes postales "romantiques" (couchers de soleil) envoyées par des amies et de photos publicitaires découpées dans des magazines: pour l'essentiel des couples d'amoureux. Les paroles des chansons (ici : Roch Voisine, chanteur québécois en vogue) alternent avec les poÚmes autographes et les confidences laissées par des copines de classe :


"Je ne suis pas Victor Hugot
pour t'Ă©crire de petits mots
mais je suis moi-mĂȘme
pour te dire que je t'aime
Smaacks Big Kiss
"

"Cynthia,
Moi aussi je suis déçue, doublement. On vient d'apprendre 2 nouvelles pas trÚs plaisantes! J'ai envie de sortir avec lui. Pourtant il n'est pas le style de mec à faire craquer, mais il a quelque chose qui m'attire. J'espÚre que bientÎt on sera ensemble : Toi et Fabien, Sylvain et moi! Wouah! Le pied! Gros bisous"


Changement de ton dans les derniers feuillets. Le "cahier d'amour" collectivement rédigé devient le "journal intime" de la seule Cynthia :


"T. le 14/12/
 à 21h32mn
Ce soir, j'ai envie d'Ă©crire mais pas n'importe quoi. J'en ai mar. Je ne sais plus : heureuse ou malheureuse. C'est l'Ă©ternelle question que je me pose depuis quinze jours. On ne peut pas dire que je suis vraiment malheureuse car j'ai des ami(e)s super sympas avec qui je m'entends bien et qui je pense m'aiment bien, je rigole mais voilĂ  je suis amoureuse de Fabien et je me rends compte qu'il reste au fond de moi un petit mĂȘme assez grand faible

(ici : une phrase soigneusement recouverte d'effaceur blanc)
Je prĂ©fĂšre Fabien mais je vois Eric tous les jours, il est tellement gentil, marrant et tout et tout. Plus je le connais plus je suis dĂ©goĂ»tĂ© qu'il m'est dit non. Certaines filles me disent bien d'espĂ©rer mais Ă  mon avis je n'ai aucune chance et je n'en aurai jamais. Enfin on verra la suite!!! Maintenant je vais arrĂȘter et dormir, la nuit porte conseil bien que je n'ai pas besoin de conseil. Cynthia
(paraphe)

T. le 15/12
 à 14h23
Je continu d'Ă©crire, j'ai encore envie c'est pour reppeter encore et encore la mĂȘme chose et surtout la mĂȘme personne. A Eric vraiment je craque de plus en plus; Pour moi il n'a aucun dĂ©faut plus je le regarde et je l'Ă©coute plus il devient parfait Ă  mes yeux. Pourtant je ne pense que ce soit le cas. Car personne n'est parfait mais l'amour est aveugle. Stop, j'arrĂȘte de dĂ©lirer. On est vendredi! Que je vais m'ennuyer
 Ce week-end va ĂȘtre long, long, long
 TrĂšs trĂšs long. Cynthia.
(paraphe)"

Tous les feuillets Ă©taient jusqu'ici couverts de "FABIEN JE T'AIME". Juste aprĂšs les deux notations prĂ©cĂ©dentes : brusque retournement. Sur une demi-page, dans le mĂȘme grand format et les mĂȘmes couleurs que les dĂ©clarations d'amour Ă  Fabien : "ERIC YO TE QUIERO"! Un nouvel amour commence et avec lui un nouveau cahier.

Nous avons lĂ , en raccourci et sur un seul et mĂȘme support, un aperçu des types d'Ă©crits et des modes d'Ă©criture "non-scolaires" des filles Ă  l'Ă©cole. L'exploration ethnographique doit y ĂȘtre conduite dans des directions multiples et sans a priori, en posant comme postulat de dĂ©part que c'est en parcourant de proche en proche les rĂ©seaux de circulation de ces Ă©crits et en s'interrogeant au fur et Ă  mesure des rencontres les actrices de cette prise de l'Ă©criture que l'on pourra dessiner une carte assez exacte des pratiques. DĂ©finir Ă  l'avance l'intime comme ce qui s'Ă©crit dans le journal du mĂȘme nom, dont le modĂšle canonique est explicitement littĂ©raire ou considĂ©rer, Ă  l'inverse, tout exercice de rĂ©daction sous un seul aspect utilitaire serait nous rendre aveugle Ă  ce qui peut ĂȘtre central Ă  un certain Ăąge et dans certaines circonstances.

Le meilleur exemple de cela nous est fourni par les usages multiples du cahier de texte. Quoi de plus banal, quoi de plus scolaire a priori que cet objet depuis toujours marquĂ© au sceau du "devoir". Quoi de plus spectaculaire en rĂ©alitĂ© pour qui veut bien prĂȘter un moment attention. Les cahiers des filles, une fois encore, sont tout particuliĂšrement chatoyants. Enluminures au stylo-feutre, collages, dessins, en font de vĂ©ritables albums multicolores. Car l'exercice, aujourd'hui universellement rĂ©pandu, consiste Ă  transformer chaque semaine en objet personnalisĂ© les pages pĂ©rimĂ©es de la semaine prĂ©cĂ©dente en recouvrant entiĂšrement les notations scolaires qui y Ă©taient portĂ©es. Aphorismes, confidences, poĂšmes d'amour, paroles de chansons les font tous ressembler au "cahier d'amitiĂ©" Ă©voquĂ© plus haut, dont ils empruntent le rĂ©seau de circulation : d'abord le cercle Ă©troit de celles qui ont le droit – parfois le devoir – de lire et d'Ă©crire sur l'agenda, puis le groupe des "autres" qui comprend virtuellement l'ensemble des condisciples de mĂȘme sexe.

La pratique devenant systĂ©matique, Ă  premiĂšre vue tous les cahiers se ressemblent. Une personnalisation qui emprunte les mĂȘmes rĂ©fĂ©rences aux mĂȘmes films, aux mĂȘmes magazines et qui s'adresse aux mĂȘmes chanteurs, aux mĂȘmes acteurs, ne peut que dĂ©finir un horizon commun. Outre que le phĂ©nomĂšne est intĂ©ressant en soi et mĂ©riterait que l'on explore plus avant le contenu des textes et des images, il s'agit pour chacune de se construire, en puisant dans la palette partagĂ©e par toutes, un univers graphique qui la dĂ©finit. Il peut se rĂ©duire Ă  une couleur et Ă  un signe, une "signature" en somme, reconnaissable par les autres membres du rĂ©seau et dĂ©terminante quant au style des Ă©crits "intimes" qui Ă©mailleront les pages du cahier.

La classe (le groupe d'Ă©lĂšves qui vit ensemble la mĂȘme annĂ©e scolaire et l'endroit oĂč cette pĂ©riode est vĂ©cue) est donc le lieu d'une Ă©criture qu'il devient dĂ©sormais difficile de dĂ©finir comme non-scolaire. Elle peut se loger dans les creux comme occuper momentanĂ©ment toute la place. En effet, si les cahiers de textes deviennent de plus en plus "personnels", c'est toujours aux yeux des autres, "Ă  l'Ă©cole", qu'ils acquiĂšrent leur pleine valeur.

Il n'en va certes pas de mĂȘme pour tous les types d'Ă©criture adolescente. La conquĂȘte d'une identitĂ© va de pair avec la construction d'une intimitĂ© chez les jeunes filles. Dans l'univers scolarisĂ© qui est forcĂ©ment le leur – qu'elles soient de bonnes ou de mauvaises Ă©lĂšves et dans notre enquĂȘte les "mauvaises" Ă©lĂšves pratiquent plutĂŽt cette "autre Ă©criture" que les "bonnes" – cette conquĂȘte et cette construction passent pour la grande majoritĂ© d'entre elles par la pratique d'une Ă©criture de soi.

On connaissait l'importance du journal intime chez les jeunes. Des enquĂȘtes rĂ©centes ont montrĂ© qu'il s'agit d'une activitĂ© essentiellement fĂ©minine et qu'elle n'est pas rĂ©servĂ©e aux seuls milieux cultivĂ©s mĂȘme si depuis bien longtemps une certaine Ă©ducation bourgeoise inclut le journal dans la panoplie des objets culturels nobles : l'Ă©crivain BenoĂźte Groult rappelait rĂ©cemment que sa mĂšre souhaitait le bonsoir Ă  ses filles en leur enjoignant de faire la priĂšre et de rĂ©diger leur journal
 Il me semble cependant que, dans le domaine qui nous occupe ici, il nous faut apprĂ©hender l'exercice le plus intime de l'Ă©criture personnelle dans la continuitĂ© des pratiques que nous mises Ă  jour prĂ©cĂ©demment. Il relĂšve d'une mĂȘme observation ethnographique.

Celle-ci nous a conduit, plutĂŽt qu'Ă  explorer un genre diffĂ©rent dans l'Ă©criture des filles scolarisĂ©es, Ă  dĂ©placer notre enquĂȘte en direction de situations plus intimes dans la pratique de l'Ă©crit. C'est ainsi que la chambre de la jeune fille est apparue, hors de l'Ă©cole, comme le lieu privilĂ©giĂ© de l'expĂ©rience de cette Ă©criture intime. L'observation a montrĂ© comment cet espace privĂ©, domestique, Ă©tait une vĂ©ritable chambre d'Ă©cho oĂč l'on retrouvait tous les Ă©lĂ©ments constitutifs de l'univers graphique prĂ©sent dans les supports Ă©voquĂ©s jusqu'ici. Des collections de revues pour adolescentes attendent d'ĂȘtre dĂ©coupĂ©es, des billets d'entrĂ©e pour les concerts de groupes Ă  la mode ornent les murs avant de rejoindre les cahiers. Plus significatives encore sont les conditions de l'Ă©criture : un disque glissĂ© dans le lecteur fournit l'ambiance musicale adaptĂ©e Ă  l'Ă©tat d'esprit du moment ou bien le thĂšme de la rĂ©daction, des feutres rĂ©servĂ©s Ă  cet usage offrent leur palette de couleurs Ă  l'expression des diffĂ©rents sentiments. Le moment "intime" de l'Ă©criture apparaĂźt fortement ritualisĂ©. Les sons, les couleurs et les mots se rĂ©pondent quand, en un temps prĂ©cis et en un lieu clos, la jeune fille se met en situation de "faire le cahier", "faire l'agenda", "faire le cahier de poĂ©sie", etc., suivant les dĂ©nominations diverses que chacune donne au(x) support(s) habituels(s) de son Ă©criture.

Quelques adolescentes vivent plus intensément ce que toutes éprouvent à des degrés divers. Pour elles, il s'agit véritablement d'une épreuve conduite et vécue comme telle. Les techniques sont multiples, de l'écriture automatique à l'usage de substances parmi lesquelles l'éther des feutres est un moindre mal. Pour toutes, il s'agit d'un "vertige de tous les sens", vertige des significations mais aussi vertige des sensations.

Cette Ă©criture peut rester secrĂšte et, bien que nous soyons loin de l'image de la jeune fille rĂ©digeant un journal intime le soir dans son lit, les Ă©crits peuvent s'accumuler dans un lieu dissimulĂ© au regard des adultes. Mais bien souvent elle a un – ou plutĂŽt une – destinataire qui nous ramĂšne du cĂŽtĂ© de l'Ă©cole. En dĂ©but d'annĂ©e, deux Ă©lĂšves se choisissent en effet comme correspondantes et dĂ©cident de "se faire un cahier". Celles que j'ai appelĂ©es des amies de plume Ă©changent alors le rĂ©cit de leurs amours de papier. Cela peut durer des mois, voire des annĂ©es et les cahiers s'accumulent, non plus sous clĂ© au domicile de la rĂ©dactrice mais chez la destinataire qui les reçoit au fur et Ă  mesure de leur rĂ©daction comment de cadeaux Ă  rendre sous la forme d'autres cahiers qu'elle Ă©crit de son cĂŽtĂ© pour son amie. Journaux intimes, cahiers de correspondance, albums illustrĂ©s, ils sont tout cela Ă  la fois et leur thĂšme ne varie pas : la recherche de soi Ă  travers les confidences adressĂ©es Ă  l'autre et la recherche de l'amour parfait Ă  travers le rĂ©cit d'un carrousel d'aventures qui le plus souvent n'existent que dans et par le cahier.

Au terme de ce rapide tour d'horizon, nous voici revenus Ă  notre point de dĂ©part : deux amies de cƓur dans une mĂȘme classe Ă©changent rĂ©guliĂšrement des cadeaux. Sauf qu'ici il s'agit exclusivement d'Ă©criture : nos jeunes filles sont plus "grandes" (gĂ©nĂ©ralement entre la seconde et la terminale); elles ont franchi le seuil invisible qui a provoquĂ© le malentendu Ă  l'origine de la violente dissension entre Pauline et Yolande.

Conduire une ethnographie de la vie scolaire ne doit pas rĂ©pondre au seul impĂ©ratif d'observation participante d'un milieu trĂšs restreint comme la classe mais aussi Ă  celui, plus essentiel et plus difficile, de donner un contenu ethnologique Ă  cette observation. En prenant l'Ă©criture comme objet central de l'analyse, nous avons pu apercevoir combien les pratiques auxquelles son usage donne lieu entretiennent un lien Ă©troit avec la construction d'une identitĂ© sociale et sexuelle, avec quelques-uns des passages qui marquent le dĂ©roulement d'une vie. Apercevoir seulement, car cette brĂšve incursion dans le "temps des cahiers" nous a ouvert des perspectives qu'une enquĂȘte en cours s'efforce d'explorer.



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